Pour ce salarié de l’Ecole nationale supérieure des arts et métiers, à Angers, aux vingt ans d’ancienneté, cela ne fait aucun doute : malgré la décision de la direction de supprimer la période de transmission des valeurs, « cela ne va pas se passer comme ça » ; la toute-puissante association des anciens élèves « va réagir ». « L’interdiction aurait pu être décidée pour d’autres incidents, plus graves. Elle n’est pas proportionnée à celui qui a eu lieu. C’est une connerie, c’est vrai, mais il n’y a pas eu de lésions graves ni de traumatisme. Les étudiants ont minimisé, car ils n’avaient pas mesuré que ça produirait un tel effet. »

En annonçant, par un communiqué, vendredi 11 janvier, l’arrêt définitif de ce qu’on appelait jadis « l’usinage », le directeur de l’Ensam, Laurent Champaney, a en effet frappé fort. Ont été en même temps décidés des exclusions temporaires et un avertissement pour les élèves de deuxième année responsables des incidents du 11 octobre sur le campus d’Angers. Seize étudiants de première année avaient été brûlés au bras avec des cuillères chauffées à blanc lors d’un rituel censé simuler le tatouage de leur numéro « gadzarts », le surnom des élèves (les « gars des arts »). La direction avait, dans un premier temps, tenté d’étouffer l’affaire, révélée par Le Monde mi-décembre 2017.

« Les valeurs véhiculées par les gadzarts »

« Pour nous, l’interdiction a été annoncée de façon assez brutale, réagit Jean-Marie Vigroux, président depuis décembre 2017 de la Soce, la Société des ingénieurs Arts et Métiers, qui revendique 34 000 adhérents. « On l’a appris une demi-heure avant la publication du communiqué de presse. On n’était pas préparés à cela. » Pour ce diplômé de l’Ensam Bordeaux (promotion 1974), « les valeurs véhiculées par les gadzarts sont un réel plus dans la vie professionnelle. On va voir avec le directeur comment elles pourront rester d’actualité. »

L’Ensam a, en tout cas, affirmé qu’elle est « attachée à ce que les ingénieurs qu’elle diplôme soient détenteurs de valeurs humaines fortes, fondamentales pour répondre aux enjeux de responsabilité sociale auxquels doivent faire face les entreprises. Ces valeurs ne peuvent plus être transmises dans un cadre daté et occulte, mais dans un cadre de vie étudiante partagé avec l’établissement. »

Pour Jean-Louis Eytier, entré à l’école en 1968 et un temps directeur du campus d’Angers, « ce dérapage, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Je pense que la décision de mettre fin à la période de transmission des valeurs correspond aux souhaits de nombreux membres de l’école et d’anciens élèves. Et cela me plaît que la direction souhaite s’impliquer pour transmettre ces valeurs autrement. »

« Je me suis dit, enfin !, lâche un salarié anonyme d’Angers. Je pense que c’est une période intéressante, quelque chose auquel on devait arriver, une forme de rééquilibrage de la gouvernance de l’école. On remet chacun à sa place. » Ce qui fait bondir Jean-Marie Vigroux : « Au sein du conseil d’administration, les anciens ont cinq ou six postes sur trente-six. On n’a pas l’influence démesurée qu’on nous accorde. »

Un décret a, en effet, réduit drastiquement, en 2016, le poids des anciens dans cette instance, après des rapports de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) : ils avaient pointé que certains élèves vivaient l’usinage « comme du harcèlement et de l’endoctrinement », et que les directeurs de l’école avaient du mal à lutter efficacement contre les dérives, du fait du rôle des anciens élèves.

Tenus au silence par le puissant esprit de corps

S’il est extrêmement difficile de savoir ce que pensent les étudiants, tenus au silence par le puissant esprit de corps qui prévaut sur le campus, les anciens sont plus diserts. « Cette période de transmission des valeurs a un sens. Pour moi, cela s’est extrêmement bien passé et je l’ai appréciée à sa juste valeur », dit l’un d’entre eux, soucieux de son anonymat, passé par l’Ensam Cluny et diplômé depuis deux ans. Et d’ajouter : « Ce n’est pas normal que les choses aient dérapé comme ça et ceux qui en sont responsables doivent être punis. Mais c’est dommage pour les mille étudiants qui arriveront en première année l’an prochain. »

Un autre ancien, Xavier Stéphan, connaît bien le campus de Cluny. En 2002, avec trois autres élèves, il a refusé de participer à cette fameuse période transmission des valeurs : « J’ai été mis au ban. J’étais considéré comme extérieur à l’école, je ne pouvais pas rentrer au pub des étudiants. Cela a été une période horrible, un calvaire. » Il se souvient d’une « pression morale disproportionnée ». Et ajoute : « J’avais du mal à concevoir que des gens de mon âge me parlent comme à un chien. » Il est alors étiqueté HU-HP, comme « hors usinage, hors promotion ». Le prix à payer est élevé : non seulement il est coupé de la vie sociale étudiante, mais une fois diplômé de l’école, il ne peut accéder à l’association des anciens, dont les 34 000 membres tissent un réseau de solidarité réputé unique. « Je n’ai pas bénéficié du réseau et je ne le regrette absolument pas », témoigne-t-il pourtant aujourd’hui.

« L’interdiction impactera négativement notre communauté », estime cet autre ancien, sorti de l’Ensam Angers il y a quatre ans. Lui a « adoré l’ambiance de l’école, les responsabilités qui y sont offertes et les valeurs qui y sont transmises ». Il évoque « une véritable valeur ajoutée qui nous différencie des autres écoles », qui lui a permis « de grandir et de gagner en confiance ».

Défier l’association des anciens

La vitalité du réseau des anciens est un atout maître, confirme-t-il. « L’amitié créée lors de ces quelques années perdure et elle est rarement brisée. L’école est une grande famille qui reste unie. Ce lien et cette “loyauté” sont l’une des plus belles choses qu’il puisse être, particulièrement de nos jours ou toute chose est éphémère, vouée à être commercialisée et détruite si elle n’est pas rentable. »

Pour la direction de l’école, défier l’association des anciens n’est pas sans risque. « Avec la réduction des crédits de l’Etat, l’école est obligée de se tourner vers des sources de financement externes. C’est pour ça que l’association des anciens élèves a un poids aussi important dans l’établissement. Elle donne de l’argent et fournit des stages aux étudiants », explique le salarié du campus d’Angers. Un exemple ? Début décembre 2017, une résidence étudiante de 130 chambres était inaugurée à Angers. Elle porte le nom de Louis Magne, un ancien élève aujourd’hui âgé de 105 ans. Boursier en 1930, il a fait fortune aux Etats-Unis et a largement financé le projet en retour. « On a un réseau puissant, on ne va pas nous le reprocher quand même ! », rétorque le président de la Soce.

« Cette interdiction, c’est une décision ferme et difficile à prendre, qui va dans le sens de l’histoire, conclut Laurent Carraro, directeur de l’Ensam de 2012 à février 2017. La direction va devoir faire un gros travail de pédagogie, pour que l’état d’esprit et les valeurs transmises perdurent, mais avec des méthodes qui ne seront plus celles de la fin du XIXe siècle. L’enjeu est de réinventer quelque chose que l’école assumera vraiment, et qui semblera aussi une voie raisonnable aux élèves et aux anciens. »