Angela Merkel, au côté de Martin Schulz, après les négociations de coalition, le 12 janvier 2018. / JOHN MACDOUGALL / AFP

Il s’appelle Kevin Kühnert, il est né à Berlin-Ouest quelques mois avant la chute du Mur. Son discours au congrès extraordinaire du Parti social-démocrate à Bonn, dimanche 21 janvier, pourrait marquer le début d’une grande carrière politique. Du haut de ses 28 ans, le militant va tenter ni plus ni moins de faire basculer le destin du SPD.

Président du mouvement de jeunesse du parti (« les Jusos »), qui compte 70 000 membres, Kevin Kühnert mène campagne depuis une semaine contre une réédition de la « grande coalition ». Autrement dit, il refuse toute nouvelle alliance gouvernementale avec les conservateurs – l’Union chrétienne-démocrate (CDU) d’Angela Merkel et son alliée bavaroise, la CSU. Dimanche, 600 délégués du parti doivent se prononcer sur le texte issu des discussions exploratoires entre les trois formations, présenté vendredi 12 janvier à Berlin. Ce document doit servir de base à l’élaboration d’un contrat de coalition, qui deviendrait la feuille de route gouvernementale des quatre prochaines années. Mais rien n’est joué : au SPD, le scrutin de dimanche s’annonce serré. Et la notoriété médiatique soudaine acquise par Kevin Kühnert ces derniers jours montre qu’il bénéficie de soutiens en interne.

Inconnu du grand public il y a encore un mois, le président des Jusos a conscience que le SPD vit un moment-clé de son histoire. Avec aplomb, le jeune militant fait front contre la direction du parti, Martin Schulz en tête, et contre le président de la République, le social-démocrate Franz-Walter Steinmeier, qui a appelé à la « responsabilité ». Mais, surtout, Kevin Kühnert fait campagne contre Angela Merkel, cette chancelière si centriste, avec laquelle M. Schulz avait promis, au soir de sa défaite électorale le 24 septembre, qu’il ne gouvernerait pas. Une victoire du leader des Jusos serait un revers terrible pour les deux dirigeants.

Suicide politique

Kevin Kühnert incarne un SPD qui refuse de jouer les partenaires raisonnables, et ne voit de salut pour son parti que dans l’opposition et un coup de barre à gauche. « Je ne crois plus que le SPD puisse se redresser si on fuit sans cesse vers une grande coalition, parce qu’on trouve que les alternatives sont encore pires », explique-t-il. Son argument : les électeurs ont voté contre la grande coalition en septembre 2017, tout passage en force est un suicide politique pour le SPD.

Les sondages, pour l’instant, lui donnent raison. Le SPD n’est plus crédité que de 18,5 % des intentions de vote, selon une enquête d’opinion parue mardi dans Bild. A seulement quelques encablures de l’AfD, qui pointe désormais à 14 %. Et une majorité d’Allemands refuse une nouvelle grande coalition. « Nous cherchons à faire en sorte que le SPD redevienne un grand parti populaire », dit-il.

Que Kevin Kühnert soit une des rares figures du SPD à défendre cette ligne en dit long sur l’état du parti, en proie au doute et à une crise de leadership sans précédent. Seules la génération la plus jeune et l’aile gauche du parti osent prendre le risque de provoquer de nouvelles élections en désavouant Martin Schulz.

Décompte de caisse

En quelques mois, c’est comme si l’histoire s’était brusquement accélérée : la génération montante des leaders du SPD, qui espéraient capitaliser sur le bon bilan économique de la grande coalition sortante pour confirmer leur pouvoir, se retrouve à jouer les services après-vente d’un projet qui ne suscite ni l’enthousiasme ni l’adhésion des militants. C’est le cas de Heiko Maas, 51 ans, actuel ministre de la justice, et d’Andrea Nahles, 47 ans, devenue chef du groupe SPD au Bundestag en septembre 2017, après quatre ans au gouvernement. Le comble pour celle qui a longtemps été présidente des bouillonnants Jusos est de devoir défendre un programme pragmatique et sans âme. Mme Nahles met en garde ses jeunes camarades contre toute « romantisation » de l’opposition.

Au SPD, le débat sur le fond, soigneusement évité pendant la morne campagne de l’été 2017, est brusquement revenu sur le devant de la scène. Martin Schulz, qui a consacré sa semaine à faire la tournée des fédérations locales du SPD, s’évertue à énumérer les exigences du parti reprises par le préaccord de coalition : sur les retraites, la baisse des impôts pour les petits salaires ou encore l’éducation. Rien à faire, l’ancien libraire donne l’impression de faire son décompte de caisse en fin de journée, alors que la maison s’écroule. L’essentiel n’est pas là, répètent ses opposants.

« Il en va de questions fondamentales. La population a besoin d’un choix entre deux propositions politiques claires. Nous avons vu qu’une grande coalition ne le propose pas, mais doit vendre aux électeurs compromis sur compromis, ce qui renforce l’extrême droite », a déclaré Hilde Mattheis, députée de l’aile gauche du SPD, à la télévision. « Nous sommes face à une décision qui engage notre destin. Elle pourrait nous conduire sur le même chemin que d’autres partis frères européens si nous ne travaillons pas plus à notre identité. » La référence à la débâcle du Parti socialiste français, au printemps 2017, agit comme un puissant épouvantail. « Il est important de montrer que le parti a une culture politique du débat, qu’on peut le faire sans s’effondrer », a ajouté Mme Mattheis.

Lassitude des plus jeunes

Quelle que soit l’issue du vote de dimanche, le congrès du SPD marquera un tournant. Les tensions actuelles illustrent la lassitude des membres les plus jeunes du parti contre une culture politique imposée par le centrisme et le pragmatisme d’Angela Merkel. Contrairement à l’impression dégagée par la campagne, où l’atonie des débats pouvait laisser croire à des Allemands rassasiés par la prospérité économique et indifférents à la politique, on assiste actuellement à un réveil des clivages partisans. « Le style de gouvernement d’Angela Merkel, fondé sur le consensus et la patience, a été très efficace, mais n’est sans doute plus adapté à l’air du temps. On a besoin aujourd’hui de plus de prises de position claires », estime Andrea Römmele, professeure de sciences politiques à la Hertie School of Governance de Berlin.

L’agacement des Jusos est comparable à celui des militants du Parti libéral-démocrate, le FDP, souvent jeunes eux aussi, qui ont préféré refuser de participer au gouvernement plutôt que de prendre le risque de perdre leur identité. Cette jeune génération de militants a en commun de considérer que le danger le plus grand n’est pas la montée en puissance de l’AfD et des idées d’extrême droite, mais l’affadissement du débat démocratique. Ce n’est pas un hasard s’ils défendent tous l’option d’un gouvernement minoritaire, qu’ils jugent plus à même de répondre au besoin de renouveau démocratique exprimé par les urnes, après quatre ans de grande coalition. Celui-ci obligerait le gouvernement, sur chaque réforme, à trouver une majorité de circonstance au Bundestag. Il affaiblirait de facto le pouvoir de la chancelière et compliquerait certaines prises de décisions. L’option est, jusqu’ici, radicalement rejetée par Angela Merkel.