Lorsque la société Bridge a ouvert une école dans le village de Kiambu, au Kenya, Jessie n’a pas hésité longtemps. Dans un pays où offrir la meilleure éducation possible à ses enfants est une priorité, ce père de 25 ans a immédiatement inscrit sa fille Anette dans cet établissement vert pomme, qui n’est séparé de sa maison que par un petit champ de bananiers et de pommes de terre. C’était il y a cinq ans. Et malgré les critiques qui pleuvent aujourd’hui contre la chaîne américaine d’écoles bon marché, Jessie n’envisage pas que son aînée rejoigne les bancs de l’école publique ni qu’elle retourne à Saint-Joseph, l’institution catholique où elle était auparavant scolarisée.

« Ce qui est déterminant pour moi, c’est à la fois l’enseignement et les frais de scolarité », raconte-t-il en s’éloignant d’Anette, occupée à peler des légumes en cette période de vacances scolaires. Comme de nombreux parents pauvres, Jessie n’a pas confiance dans l’école publique, pratiquement gratuite mais victime du fort absentéisme des professeurs. Pour cet homme qui vit de petits boulots, la vingtaine de dollars mensuels demandés par l’école Saint-Joseph (soit le coût minimum du privé au Kenya, où l’on grimpe rapidement à plusieurs centaines de dollars par mois) était un fardeau. Affichant des frais scolaires de 7 dollars (5,70 euros) mensuels, Bridge a promis de résoudre son dilemme. Tout en s’engageant à fournir à Anette une éducation de qualité. Grâce, notamment, au digital, placé au cœur des enseignements.

Si les classes de Bridge sont sommaires – quatre pans de tôles, un tableau noir, de petits bancs en bois –, chacune possède une tablette numérique connectée. Tous les matins, le professeur utilise cet outil pour pointer sa présence (l’entreprise revendique moins de 1 % d’absentéisme) et pour délivrer la leçon du jour.

Un « miracle » qui rencontre de fortes réticences

Inédit, innovant, et très ambitieux, le lancement de ce modèle pensé par un couple d’Américains – Jay Kimmelman et Shannon May – a été soutenu par des investisseurs de premier plan, publics et privés. Ils ont misé plus de 100 millions de dollars (81,5 millions d’euros) pour voir cette « solution miracle » devenir réalité. Son développement a d’abord été fulgurant. En 2009, Bridge ouvrait sa première école à Mukuru, un bidonville de Nairobi. En 2015, la chaîne gérait 400 établissements au Kenya et 63 en Ouganda (plus récemment, elle s’est étendue au Nigeria et au Liberia). Mais sur le terrain, le « miracle » a aussi rencontré de fortes réticences.

À l’été 2016, un bras de fer s’est engagé avec l’Ouganda. La ministre de l’éducation Janet Museveni – par ailleurs épouse du président – annonçait alors la fermeture des écoles Bridge, dénonçant « la pauvreté de l’hygiène et des sanitaires », mais aussi un matériel pédagogique « ne favorisant pas l’interaction entre les élèves et le professeur ». Globalement, les autorités reprochaient au groupe d’opérer sans autorisation et sans remplir les standards minimums ougandais.

Dans cette bataille politico-judiciaire, très néfaste à son image, l’entreprise s’est d’abord montrée combative, organisant même une journée de protestation où les enfants, dans leur uniforme vert, imploraient de garder leur école ouverte. Elle a porté l’affaire en justice et obtenu une suspension de la décision. L’heure est désormais à la négociation. Les autorités cependant se veulent fermes : « Nous les avons avisés de ne pas ouvrir en février [date de la rentrée scolaire] s’ils ne sont pas titulaires d’un permis », insiste Patrick Muinda, porte-parole du ministère ougandais de l’éducation, pour qui cette exigence doit concerner tous les établissements ougandais.

Déboires judiciaires

Difficile, pourtant, de dire si la menace sera mise à exécution. La volonté politique de voir des écoles fermer n’est tout d’abord pas évidente. Il est ensuite laborieux d’établir quels sont les fameux « standards minimums » que Bridge ne remplit pas. Droite dans ses bottes, et jouant sur ce flou, l’entreprise minimise la menace. « Les écoles sont opérationnelles en Ouganda », maintient Kagure Wamunyu, la nouvelle et chaleureuse directrice de la stratégie, recrutée chez Uber.

La réponse est similaire au sujet des déboires judiciaires – bien moindres – de Bridge au Kenya, où une décision de justice visant à fermer dix écoles à Busia, dans l’Ouest, a été suspendue en 2017 : « Affaire classée ». Bridge renvoie volontiers la balle à l’administration quant à l’enregistrement de ses écoles, quitte à jouer sur les mots. « Il existe un processus [de certification], (…) et toutes nos écoles sont dans le processus », répète-t-elle tout en reconnaissant qu’à ce jour, seules certaines l’ont achevé.

Cette attitude fait bondir Zulekha Amin. La représentante de l’association kényane de défense des droits Hakijamii estime que l’entreprise s’est sciemment développée sans autorisation et, forte de ses 80 000 élèves, met aujourd’hui les autorités devant le fait accompli. « Nous n’avons pas de problème avec eux s’ils respectent la loi », lâche-t-elle, exaspérée, en brandissant une lettre du ministère de l’éducation (qui, sourd à nos demandes, n’a pas authentifié ce document de juin 2017) demandant à Bridge de remplir plusieurs exigences légales, notamment le suivi du programme scolaire national et la formation des professeurs. Leurs conditions de travail mais aussi la qualité des cours font également l’objet de critiques d’autres ONG comme Global Initiative, et de certains syndicats de professeurs tels que KNUT au Kenya et UNATU en Ouganda.

Infographie "Le Monde"

D’anciens salariés de Bridge confirment en partie ces griefs. A Nairobi, une ancienne directrice raconte avoir démissionné en raison d’abord du salaire, « environ 100 dollars mensuels [40 en Ouganda], pour lesquels il faut aussi assurer le recrutement des élèves ». Mais cette mère de deux enfants évoque surtout l’anxiété qu’elle éprouvait à refuser l’entrée aux élèves en retard de paiement. « Les parents travaillent, ils nous laissent leurs enfants sur les bras, je les gardais donc parfois. C’est interdit, cela m’a valu des réductions de salaire ! », se souvient cette femme dynamique.

Corruption endémique du secteur public

Dans le village kényan de Jessie, la formation elle-même est rarement remise en cause. Lui se dit très satisfait des progrès de sa fille Anette, notamment « en anglais et en mathématiques ». Mais la question du programme scolaire l’inquiète : « Au final, c’est sur ce programme que ma fille passera le KPCE », l’examen qui sanctionne la fin du primaire au Kenya. Bridge met régulièrement en avant ses « résultats fantastiques » (+10 % de réussite par rapport au public) à cette sacro-sainte épreuve mais, là encore, le ministère n’est pas là pour le confirmer.

Voisine de Jessie, Margaret a quant à elle retiré ses enfants de Bridge, disant avec gêne et dans un anglais incertain, « préférer le public ». Au village, on raconte surtout que cette femme seule ne parvenait pas à payer les frais pour ses trois enfants, même à 7 dollars par mois, un chiffre contesté par l’association Hakijamii, qui avance un montant moyen de « 17 dollars au Kenya, en incluant les coûts additionnels tels les uniformes et les repas ».

Plus largement, « pro » et « anti » Bridge se déchirent sur le modèle même d’une éducation payante pour les plus pauvres. Qui plus est à but lucratif. Et quand les « anti » militent pour un soutien accru au secteur public, les « pro » en rappellent la corruption endémique. Reste que Bridge n’a pour l’instant que le statut de « for-profit ». Avec un nombre d’élèves en baisse, Bridge a admis début 2017 une perte de 12 millions de dollars (9 800 000 euros), lors d’une audition de Shannon May devant le Parlement britannique. Là encore, le groupe y voit la conséquence des attaques subies. Et ses détracteurs la preuve de l’échec de son modèle.

Sommaire de notre série La classe africaine

Présentation de notre série : La classe africaine

De l’Ethiopie au Sénégal, douze pays ont été parcourus pour raconter les progrès et les besoins de l’éducation sur le continent.