Des ONG manifestent devant le ministère de la coopération britannique pour qu’il cesse de subventionner Bridge, le 1 er août 2017, à Londres. / CC

Rares sont les start-up qui comptent autant de « beau monde » parmi leurs actionnaires. Dès ses débuts, Bridge a suscité l’enthousiasme d’une multitude d’investisseurs des pays développés, qui ont misé plus de 100 millions de dollars (81,5 millions d’euros) dans l’entreprise fondée par les Américains Jay Kimmelman et Shannon May. La structure exacte de son capital, très éclatée, et plusieurs fois modifiée, est un secret bien gardé.

On y croise pêle-mêle l’investisseur américain LearnCapital, spécialisé dans l’éducation (il posséderait 15 % de Bridge, en faisant l’un des principaux actionnaires), des figures de la « tech » comme le fondateur de Microsoft Bill Gates, celui de Facebook Mark Zuckerberg, ou d’Ebay Pierre Omidyar. Mais aussi des fonds dits « d’impacts » comme Novastar Ventures et des institutions de développement. Ainsi, la SFI (société financière internationale), filiale dédiée au secteur privé de la Banque mondiale, est l’un des principaux investisseurs avec 13,5 millions de dollars débloqués (en 2014 puis 2016). Son équivalent britannique, CDC, a misé 6 millions de dollars en 2014, auxquels se sont ajoutées 3,45 millions de livres (4 millions d’euros) de subventions du ministère britannique de la coopération (DFID).

« Multinationale de l’éducation »

Chacun a trouvé son compte dans les arguments percutants du couple d’Américains qui promettaient d’offrir, pour quelques dollars par mois, un enseignement de qualité aux enfants pauvres d’Afrique. Le projet, développé principalement au Kenya où la société a ouvert sa première école en 2009, et en Ouganda, entend en effet « répondre à l’un des principaux défis au monde : fournir une éducation de haute qualité aux enfants dont la famille gagne moins de 2 dollars par personne et par jour ». Un argument de poids pour les institutions de développement, confrontées au casse-tête du financement de l’éducation.

Infographie "Le Monde"

Dans ce domaine, décisif pour l’émergence des pays pauvres, le secteur public de nombreux pays africains est étranglé par la pression démographique et le manque d’infrastructures. Fort de la taille colossale de ce marché, Bridge vise dix millions d’élèves et une forte rentabilité. Dans une vidéo de 2014, Jay Kimmelman, qui a fait fortune à San Francisco dans les logiciels éducatifs, souligne ainsi que son groupe pourrait « devenir à terme une multinationale de l’éducation, milliardaire en revenus ».

Modèle low-cost pas à l’équilibre

Force est de constater que ces objectifs sont aujourd’hui loin d’être atteints. Dix ans après ses débuts, Bridge compte 80 000 élèves. Le chiffre est même en baisse, après un pic à plus de 100 000 en 2015. Insuffisant pour équilibrer son modèle low-cost, décryptait en 2015 dans le Wall Street Journal David Easton, un responsable de la CDC : « Tout le système Bridge a été fondé sur l’idée d’accueillir des millions d’élèves ». Avant même de générer des bénéfices, l’entreprise doit recruter 500 000 élèves pour atteindre son équilibre financier, reconnaît la société. En conséquence, les écoles enregistrent actuellement 12 millions de dollars de pertes, comme l’a dévoilé Shannon May en mars 2017, lors d’une enquête du Parlement britannique sur les projets du DFID.

Bridge déçoit-elle les investisseurs ? Difficile de le dire. Les principaux actionnaires contactés n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Les déboires judiciaires et les attaques contre ce modèle rendent le dossier sensible. Le directeur général de l’AFD [Partenaire du Monde Afrique], indirectement liée à l’entreprise via une participation minoritaire dans Novastar Ventures, admet de son côté que Bridge suscite « un débat » au sein de son institution. « Notre filiale Proparco a investi dans un fonds qui a investi dans cette société. Des audits sont en cours, je crois comprendre que les résultats sont quelque peu inquiétants, mais nous en tirerons les enseignements », déclare Rémy Rioux soulignant que le bailleur s’attache à ce que ses investissements « qu’ils soient publics ou privés, correspondent aux bons standards. »

De leur côté, certains élus s’inquiètent, comme au Royaume-Uni. « Les informations reçues au cours de cette investigation suscitent de sérieuses questions quant aux relations de Bridge avec les gouvernements, à sa transparence et à sa viabilité », conclut le comité parlementaire dans une lettre d’avril 2017, recommandant de ne plus investir, pour l’heure, dans l’entreprise.

Sommaire de notre série La classe africaine

Présentation de notre série : La classe africaine

De l’Ethiopie au Sénégal, douze pays ont été parcourus pour raconter les progrès et les besoins de l’éducation sur le continent.