Sur le pont du Lavallée, patrouilleur de haute mer de la marine française, au large du Sénégal, le 8 décembre 2017. / Matteo Maillard

Tout vibre. De la carène aux antennes. Une bête d’acier se met en branle. Au grondement sourd des turbines, une nuée de goélands se met à virevolter autour du navire gris larguant les amarres dans la vapeur d’or du couchant. Derrière, une brume mêlée de sable et de pollution enveloppe le port de Dakar. Le patrouilleur de haute mer Lavallée quitte la ville. Il élance ses 80 mètres de long vers le sud, pour un dernier déploiement.

En ce soir de décembre, la 140e mission de l’opération « Corymbe » vient de démarrer. Du Sénégal à l’Angola, le navire militaire français parcourra pendant plus de trois mois 5 700 kilomètres de côtes, faisant 17 escales. L’objectif de la mission est double : « Diminuer l’insécurité maritime et défendre les intérêts français dans le golfe de Guinée », annonce la commandante Stéphanie Rivière, une Réunionnaise de 33 ans. Depuis 1990, cinq fois par an, frégates et patrouilleurs de la marine française se relaient le long des côtes d’Afrique de l’Ouest afin d’assurer une présence militaire permanente.

Car les défis sont nombreux dans cette région du globe. Piraterie, banditisme, trafics illégaux, pollution et surtout pêche illicite dans des eaux possédant parmi les plus importantes ressources halieutiques au monde – un butin qui attire notamment de nombreux chalutiers chinois qui épuisent les fonds marins – sont autant de menaces à la stabilité économique des Etats du voisinage.

« Diplomatie économique »

« “Corymbe” est un pion en dehors du territoire, explique le colonel Philippe Troistorff, chef de la mission de coopération et de défense à l’ambassade de France à Dakar. C’est une façon de participer à la puissance et au rayonnement français dans une zone où nous avons d’importantes proximités culturelles, historiques et économiques avec les populations. »

L’Afrique de l’Ouest est un bassin d’implantation pour de nombreuses entreprises françaises, parmi lesquelles le groupe Bolloré, l’un des premiers armateurs mondiaux, qui possède dans le golfe de Guinée et les pays avoisinants onze concessions portuaires et une dizaine de ports secs privés ou en partenariat public. La présence continue d’un bâtiment de marine est un outil stratégique dans la protection des axes de transit des navires de commerce français. Un élément de la « diplomatie économique » défendue par Paris, mais pas seulement. « Un bâtiment au large est aussi une plate-forme mobile pouvant servir à l’évacuation de ressortissants en cas de crise dans un des pays de la région », soutient le colonel Troistorff.

L’ambassadeur de France à Dakar salue un officier de la marine gambienne à Banjul, le 8 décembre 2017. / Matteo Maillard

D’abord stratégique, la mission « Corymbe » est aussi diplomatique. La première escale du Lavallée a lieu à Banjul, en Gambie. Aucun navire militaire français n’y avait accosté depuis 2009. En cause, des tensions entre l’ex-dictateur Yahya Jammeh et la présidence Hollande, qui, en 2013, avait décidé de fermer son antenne diplomatique dans le pays. Avec la chute du régime, en janvier 2017, les relations se sont réchauffées et, en novembre, Paris a décidé de rouvrir son antenne diplomatique. Lors de son escale, le Lavallée reçoit les premiers échanges formels entre Christophe Bigot, ambassadeur de France à Dakar, et le nouveau gouvernement gambien.

La nuit est tombée sur le pont du navire. A l’intérieur, des lumières rouges éclairent les travées. Au poste de commandement, l’obscurité est de mise afin de limiter la signature lumineuse du navire. On guette la mer au radar, au sonar, à l’infrarouge, mais surtout à l’œil nu. « Rien de tel pour se positionner précisément par rapport aux bâtiments alentour », confie la commandante Rivière.

Car, dans le golfe de Guinée, la vigilance humaine est primordiale. Les systèmes de détection électroniques, très efficaces face aux bateaux de commerce et de guerre, signalent moins bien les petites embarcations de pêche en bois qui naviguent dans ces eaux sombres. D’autant qu’ici « les pirogues ne sont pas éclairées et les pêcheurs agitent au dernier moment une lampe torche pour avertir de leur présence », raconte la commandante.

La commandante du « Lavallée », Stéphanie Rivière, à bord du patrouilleur, au large du Sénégal, le 8 décembre 2017. / Matteo Maillard

Si les actes de piraterie sont rares au large du Sénégal, la mission peut s’intensifier à l’approche du Nigeria, du Togo ou de la Guinée équatoriale. « Le golfe de Guinée n’est pas une zone ou nous faisons face à un Etat failli, comme en Somalie, avance le capitaine de frégate Nicolas Bourguignat, officier de liaison auprès de la marine sénégalaise. S’ils ont diminué, les actes illicites existent toujours. On trouve des coupeurs de routes maritimes, des bateaux déroutés, parfois des prises d’otages. C’est une zone qui gagne en importance stratégique, notamment avec la multiplication des découvertes de gisements de gaz et les nombreuses plates-formes pétrolières. Nous nous efforçons donc de former continuellement les marines locales à protéger leurs eaux territoriales par elles-mêmes. »

Car la mission « Corymbe » est aussi une mission de soutien et de formation des marines africaines. « Notre vocation n’est pas d’intervenir directement contre les activités illicites dans la zone que nous parcourons, mais d’être un appui aux forces locales, explique Stéphanie Rivière. Après, si l’on rencontrait une activité de piraterie sur notre chemin, nous pourrions être amenés à intervenir. » Avec sa tourelle de 100 mm, ses quatre mitrailleuses 12.7 et ses deux canons de 20 mm, le patrouilleur de haute mer a un effet dissuasif certain sur les embarcations tentées de hisser le pavillon noir.

A quelques milles nautiques des côtes gambiennes, le soleil s’est levé sur le Lavallée, laissant traîner un brouillard au-dessus de la houle. Les 90 membres d’équipage se préparent à l’approche du port de Banjul.

« “Corymbe”, c’est des yeux, de l’humanitaire, de la police, de la formation et de la coopération, souligne le colonel Troistorff. Cela permet aussi à la France de conserver son autonomie dans l’évaluation des menaces dans cette région d’avenir. » Mais « Corymbe » ne fait pas tout. « C’est une tête d’épingle dans le golfe de Guinée. Nous ne sommes pas non plus en mesure de répondre à toutes les difficultés que présente une zone aussi vaste. »

Son étape gambienne accomplie, le Lavallée poursuit sa mission vers le sud. La dernière pour ce navire après trente-sept années de service. Quand il rentrera à Brest, dans quelques mois, il sera désarmé, son équipage éparpillé. Certains prendront alors peut-être leur poste sur un navire flambant neuf afin de perpétuer la mission « Corymbe », qui, elle, n’est pas près de s’achever.