Pierre Gattaz et Bruno Lafont, en décembre 2015 au Bourget. / ERIC PIERMONT / AFP

Sur la photo de groupe, son visage aurait été un peu gênant. Comment expliquer la présence, au premier rang des patrons décidés à sauver la planète, d’un homme mis en examen trois jours auparavant pour financement des terroristes de l’Etat islamique ? En décembre 2017, à l’occasion du One Planet Summit, durant lequel 90 entreprises françaises ont signé un engagement commun en faveur du climat, Bruno Lafont a préféré se mettre en retrait.

Discrètement, l’ex-PDG de Lafarge a renoncé à présider le pôle « développement durable » du Medef, un mandat qui faisait de lui la figure de proue du patronat en matière d’environnement. « Cela s’est passé simplement, rapporte-t-on au Medef. Il a remis sa démission à notre président, Pierre Gattaz, qui l’a acceptée. Il pourra ainsi mieux se consacrer à sa défense. » M. Lafont, lui, met en avant le fait qu’après la COP 22, sa mission arrivait de toute façon à son terme.

L’ex-PDG a été remplacé à titre intérimaire par la vice-présidente du pôle « développement durable », Christine Goubet-Milhaud, issue d’EDF. Le Medef s’est gardé d’annoncer ce changement : sur son site Internet, M. Lafont est toujours présenté comme le président de ce pôle chargé notamment de définir la stratégie du patronat en matière de « responsabilité sociétale des entreprises ».

Un dirigeant d’entreprise mis en cause dans une affaire de terrorisme peut-il conserver les mandats qu’il détenait auparavant ? C’est une question inédite que pose le cas de M. Lafont aux milieux d’affaires. Une sorte de test de résistance du capitalisme français en matière éthique.

Fiasco

L’ancien patron du champion français du ciment, qui a terminé sa carrière en cédant le groupe tricolore à son rival suisse Holcim, a été mis en examen, le 8 décembre 2017, pour « financement d’une entreprise terroriste », « mise en danger de la vie d’autrui » et violation d’un embargo, comme plusieurs autres anciens dirigeants de Lafarge. Il leur est reproché d’avoir pactisé avec différents groupes terroristes en Syrie, en 2013-2014.

Pour maintenir en fonctionnement l’usine qui venait d’ouvrir dans le pays, la filiale syrienne de Lafarge a validé le versement d’argent à des groupes terroristes dont l’Etat islamique, également appelé Daech. Cela n’a pas empêché l’usine d’être évacuée en catastrophe, et de tomber finalement entre les mains des djihadistes, en septembre 2014. Piégés dans l’usine, une trentaine d’employés ont pu s’enfuir par leurs propres moyens.

M. Lafont, alors PDG de Lafarge, peut-il être tenu pour responsable de ce fiasco ? En décembre 2017, devant les juges, l’ex-patron a assumé la décision de rester en Syrie jusqu’en août 2014, tout en affirmant ne pas avoir eu connaissance des arrangements financiers avec les djihadistes. « Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas sues et qui m’ont peut-être été cachées », a-t-il déclaré.

« La femme de César doit être au-dessus de tout soupçon »

Le scandale provoqué par les liaisons dangereuses de Lafarge en Syrie a déjà amené M. Lafont à lâcher plusieurs casquettes. En avril 2017, il n’a pas demandé le renouvellement de son mandat comme administrateur et vice-président de LafargeHolcim. En décembre 2017, il a aussi démissionné du dernier mandat qu’il détenait au sein de Lafarge Ciments France, « pour mettre les choses en ordre ».

Après sa mise en examen, le risque d’une polémique l’a également incité à lâcher la présidence bénévole de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege), qu’il avait prise un an auparavant. Une pétition l’exhortant à démissionner avait commencé à circuler. « Pour présider cette institution, il faut quelqu’un qui incarne un management et une gestion irréprochables, soulignait le texte. De toute évidence, ce n’est plus le cas. »

Au même moment, M. Lafont a quitté le Medef. Il reste néanmoins membre de deux conseils d’administration importants, ceux d’EDF et d’ArcelorMittal. Là, pas de démission en vue. Malgré sa mise en examen, l’ancien grand patron participe toujours aux réunions et préside le comité des nominations et des rémunérations d’EDF. Il devrait être présent, ce mercredi, au conseil d’EDF.

« Doit-il rester ? La question est légitime, estime un familier d’EDF, sous couvert d’anonymat. Une bonne gouvernance devrait l’inciter à démissionner : la femme de César doit être au-dessus de tout soupçon. » Question d’image pour l’entreprise. Elle n’a cependant pas été abordée au conseil d’EDF.

« La présomption d’innocence doit être respectée »

« Personne n’a demandé à Bruno de démissionner d’EDF ou d’ArcelorMittal, et il ne s’est pas posé la question », indique un de ses proches. Juridiquement, impossible de forcer un administrateur à partir. Ni la loi ni les règles édictées par l’Association française des entreprises privées et le Medef ne le prévoient. Elu par l’assemblée générale d’EDF, M. Lafont ne verra son mandat arriver à échéance qu’au printemps 2019.

« Bien sûr, il a une image déplorable, mais la présomption d’innocence doit être respectée, plaide un habitué des conseils d’administration. Moi aussi, j’ai été mis en examen dans le passé, puis blanchi. Si j’avais démissionné, ma carrière aurait été ruinée pour rien. »

Présomption d’innocence individuelle, d’un côté, réputation collective de l’entreprise, de l’autre : la même opposition est à l’œuvre dans le débat actuel autour du maintien ou non de Mathieu Gallet à Radio France, condamné pour favoritisme lorsqu’il dirigeait l’Institut national de l’audiovisuel, mais qui a fait appel de ce jugement. En revanche, le gouvernement vient de déclarer qu’il allait renouveler Stéphane Richard à la tête d’Orange, alors qu’il a été mis en examen pour « complicité d’escroquerie » et « complicité de détournement de fonds publics » dans l’affaire Tapie. Le cas de M. Lafont reste toutefois spécifique : il est pour l’heure le seul patron français mis en cause pour financement du terrorisme.