Manifestation d’opposants au projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, auquel le gouvernement a renoncé. / ALAIN LE BOT / Photononstop

Chronique Phil’ d’actu. La semaine dernière a été marquée par la décision du gouvernement d’abandonner le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et par les réactions qu’elle a suscitées : la déception et la colère des uns, le soulagement et la joie des autres. Dans ces réactions, deux expressions sont beaucoup revenues : le « déni de démocratie » et « l’intérêt général ». Je laisse de côté la première, vous renvoyant à l’excellente vidéo qui lui a été consacrée sur la chaîne Youtube Le Mock.

Il est intéressant de voir que les deux camps antagonistes se sont réclamés de l’intérêt général pour justifier l’abandon ou le maintien du projet. Par exemple, dans l’émission « C à vous » (France 5, 17 janvier), l’écologiste Noël Mamère affirmait, en substance, que l’intérêt général consistait dans la préservation du site et dans une agriculture respectueuse de l’environnement, tandis que l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie se rangeait au point de vue de l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault : l’intérêt général, exprimé par la consultation de juin 2016, résidait dans les retombées économiques de l’aéroport.

D’où nous voyons que la notion d’« intérêt général » ne va pas de soi, ni dans son contenu ni dans sa forme. Or la définir et trouver des moyens de l’exprimer sont les enjeux essentiels de toute démocratie.


Un peu d’histoire

Si la notion de « bien commun » est employée depuis le début de la philosophie politique, elle prend une importance particulière à partir de la Renaissance, avant d’être progressivement remplacée par celle d’« intérêt général » au XVIIIe siècle. Ces concepts émergent ou reviennent dans des périodes où l’autorité politique ne va plus de soi, où on interroge sa légitimité, où on remet en cause l’arbitraire de la force ou le droit divin. On retrouve des traces de cette interrogation en France, par exemple, sous la plume d’Etienne de La Boétie (1530-1563) :

« […] je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. » (Discours de la servitude volontaire, 1576).

Pour les penseurs du politique, il s’agit donc de trouver un fondement solide à l’autorité du souverain ainsi qu’un critère permettant de mesurer ses actions (même si certains philosophes, comme Blaise Pascal dont nous parlions la semaine dernière, continuent à penser que le pouvoir est essentiellement arbitraire et qu’il n’est pas bienvenu de le remettre en cause). Emerge alors l’idée que le bon souverain est celui qui agit pour le bien de son peuple tout entier, et non pour lui-même ou une partie de ses sujets. C’est ainsi qu’on va distinguer l’« intérêt général », au singulier, des « intérêts particuliers », au pluriel.


Un problème de définition

Cependant, tout n’est pas résolu, car il reste à savoir ce que c’est que cet intérêt général. Sa définition est au cœur de vifs débats en philosophie politique entre les penseurs utilitaristes, inspirés par John Locke (1632-1704), pour lesquels il s’agit de « maximiser » le bonheur individuel du plus grand nombre possible, et des penseurs comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), pour qui l’intérêt général correspond à un idéal supérieur à la somme des intérêts particuliers (idéal qui sera formalisé dans la notion de droits de l’homme). Prenons l’exemple de la « présomption d’innocence » (malmenée en ces temps d’état d’urgence) : il vaut mieux que cent coupables soit relâchés plutôt qu’un seul innocent soit injustement condamné. Paradoxalement, c’est ce qui est conforme à l’intérêt général, alors même que, d’un point de vue strictement statistique, cela soit négligeable.

La discussion sur Notre-Dame-des-Landes me paraît rejouer ce débat vieux de plus de deux siècles. Car, finalement, tout le problème consiste en ce que, dans une démocratie, chaque citoyen et chaque groupe particulier pense, souvent de bonne foi, détenir la véritable définition de l’intérêt général. Comment savoir lequel a raison ? Dans notre République, c’est par le vote qu’est censée s’exprimer la « volonté générale », c’est-à-dire le fait de vouloir le bien commun et non son bien personnel.


Le vote ne suffit pas

Or on voit bien qu’il est arbitraire de déclarer que le vote est l’expression de la volonté générale. D’abord, quelle forme le vote doit-il adopter ? L’élection du Président de la République et de nos représentants à l’Assemblée Nationale ? Le référendum ? Encore faut-il se mettre d’accord sur la formulation de la question posée. Ensuite, qui vote ? Rappelons que le suffrage universel est un phénomène récent et que le droit de vote des étrangers hante le débat politique depuis trente ans. De toute manière, voter n’est-il pas l’expression d’un point de vue particulier à un moment donné, lequel peut être amené par la suite à évoluer ? Enfin, le vote désigne l’expression de la majorité des votants. Est-elle bien identique à la volonté générale, toujours conforme à l’intérêt général ? N’oublions jamais que le parti nazi (NSDAP) a obtenu une écrasante majorité des suffrages en 1933, que les sondages en 1981 étaient favorables à la peine de mort et j’en passe…

Rousseau avait déjà mis en lumière ce paradoxe :

« […] la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours […]. Il y a souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières […] » (Du contrat social, 1762)

Cette distinction entre « volonté de tous » et « volonté générale » est particulièrement intéressante, parce qu’elle nous indique que personne ne détient la vérité absolue en matière de politique. Finalement, même l’unanimité ne nous dit pas ce qu’est le bien. Et ce pour une raison très simple : l’individu ne peut pas être parfaitement objectif. Nous sommes des êtres de passions, de préjugés, souvent égoïstes et toujours ignorants. A une époque où les gouvernants répètent sans relâche qu’il faut « faire de la pédagogie », nous voici rendus attentifs au problème de l’éducation politique qui nous permettrait de tendre vers la volonté générale, à faire abstraction de notre point de vue particulier pour penser au commun.


Il n’y a pas de « vérité » en démocratie

Alors, dans l’affaire Notre-Dame-des-Landes, qui a raison et qui a tort ? Il est impossible de répondre à cette question. Les arguments ne manquent pas des deux côtés. Le problème est qu’il n’existe pas (et ne peut exister) d’« étalon » pour mesurer l’intérêt général. La question s’était déjà posée pour le référendum d’indépendance de la Catalogne, pour le Brexit et, en fait, pour tout débat actuel ou inactuel. Définir l’intérêt général est l’enjeu de toute démocratie. C’est ce qui fait sa faiblesse, car les régimes autoritaires n’ont pas besoin de s’encombrer de débats, par définition sans fin (aucune décision ne peut valoir définitivement en démocratie). Mais c’est aussi ce qui fait sa force, car la démocratie fait le pari de l’intelligence collective et de la valeur fondamentale de la discussion.

Pour conclure, il me faut prêcher pour ma paroisse à l’heure où se discute la réforme du lycée et du baccalauréat, et où se pose la question de rendre la philosophie plus ou moins optionnelle : une démocratie a besoin de philosophie, notamment dans la formation des futurs citoyens. La politique n’est pas affaire d’adhésion seulement (comme le disait très justement Paul Valéry : « Il n’y a que les huîtres et les sots qui adhèrent » !), elle est d’abord un problème, qui ne nécessite pas tant une solution qu’une compréhension. Et c’est cela le rôle fondamental de la philosophie. C’est pourquoi il est urgent, aujourd’hui, de la revaloriser et de donner les moyens de l’enseigner correctement.

Un peu de lecture ?
- Etienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot & Rivages, 2002.
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, GF Flammarion, 2012.

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.