Le palais de justice de Dakar au Sénégal, le 23 janvier. / Matteo Maillard

C’est sous la clameur de ses supporteurs, les bras au ciel comme un sportif victorieux que Khalifa Boubacar Sall est arrivé au tribunal. Le maire de Dakar, accusé de « détournement, escroquerie aux deniers publics et blanchiment de capitaux », à hauteur de 1,8 milliard de francs CFA (2,7 millions d’euros), s’est présenté en boubou blanc accompagné de ses sept coprévenus. Au palais de justice de la ville, l’immense salle numéro 4 et son balcon sont pleins d’un millier de citoyens. Soutiens, journalistes, curieux ou étudiants en droit, occupent chaque place assise tandis que les retardataires se pressent aux portes. La sécurité est en effectifs dans ce procès très attendu par les Sénégalais. D’intimidants policiers encagoulés, gilet par balles sur les épaules, se tiennent près du barreau.

Mardi 23 janvier, c’est la troisième audience qui s’ouvre après deux reports les 14 décembre et 3 janvier. Le juge Malick Lamotte avait prévenu : « aucun autre renvoi ne sera accepté. » A 9 heures, les plaidoiries débutent abordant les exceptions préjudicielles – « in limine litis » – qui prévalent avant tout débat sur le fond. Notamment la recevabilité d’une première requête de la défense. Cette dernière souhaite faire comparaître des témoins afin d’expliquer le complexe fonctionnement de cette caisse d’avance dont le maire de Dakar est accusé d’avoir détourné les fonds durant plusieurs années. Sur les 70 témoins demandés par les avocats du prévenu, le tribunal en accepte vingt au motif du respect de l’égalité des forces – le tribunal ayant déjà accordé au parquet deux témoins à charge. « La défense a le droit de s’organiser comme elle l’entend », soutient ainsi le juge.

Evincer l’Etat du procès

A 10 h 15, les huit prévenus se présentent et répondent à deux questions du juge : « avez-vous déjà été entendu dans une affaire de justice ? » et « avez-vous fait votre service militaire ? ». Reconnaissable parmi les autres magistrats par son épaisse barbe grise, l’avocat de la défense Ciré Clédor Ly monte à la barre. « L’Etat du Sénégal s’est introduit par effraction dans un procès où il n’a rien à faire. Sa constitution comme partie civile est irrecevable », lance-t-il. « Tout denier public n’est pas denier d’Etat, vous faites l’amalgame entre deux entités distinctes », appuie l’un de ses onze collègues réunis dans le conseil de défense du maire, s’adressant au parquet. Me Clédor Sy explique alors que les collectivités au Sénégal ont « un patrimoine et des ressources distincts » de ceux de l’Etat. Ainsi, le détournement de fonds de la caisse d’avance dont sont accusés le maire et ses coprévenus ne concernerait que la municipalité.

La demande de la Ville de se constituer partie civile est alors déposée par l’avocat El Hadj Diouf. La stratégie de la mairie, comme de la défense, est d’évincer l’Etat du procès, prenant ainsi sa place. Mais pour se constituer partie civile, il faut que toute entité physique ou morale ait subi un préjudice selon la loi sénégalaise. Donc que la ville de Dakar ait été lésée par le détournement de fonds dont sont accusés Khalifa Sall et ses coprévenus. Un jeu risqué et inhabituel dont s’étonnent les avocats de l’Etat. « C’est la première fois que je vois une défense appuyer une constitution de partie civile dans un procès », lance Me Baboucar Cissé.

Requête auprès de la Cédéao

Alors que les plaidoiries se répondent, au balcon, un chahut suspend l’audience pendant quinze minutes. Une gendarme a arraché les téléphones portables de plusieurs magistrats et d’une journaliste. Une circulaire transmise aux forces de l’ordre en interdisait tout usage dans la salle d’audience de crainte d’une communication avec l’extérieur dans ce procès sous tension. Une tension bien palpable au départ, mais qui semble se diluer avec l’abus de procédures dilatoires par les deux camps. L’après-midi s’étend autour de longues arguties techniques qui annoncent une bataille juridique laborieuse pour les semaines à venir. Les corps s’affaissent dans leurs sièges. Les têtes s’abaissent, dans l’auditoire les yeux se ferment. Certains magistrats semblent mêmes engourdis par ces débats éreintants.

Mais le juge Malick Lamotte se veut rassurant avant le report de l’audience au lendemain : « Vous aurez droit à un procès équitable », lance-t-il à la défense comme pour la galvaniser à nouveau. Elle n’a pas attendu cette bonne grâce. Début janvier, ses avocats ont déposé une requête devant la cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cédéao) à Abuja au Nigeria. La requête accuse l’Etat sénégalais d’avoir violé « tous les droits de Khalifa Sall depuis le début de la procédure » ; faisant référence notamment aux dix mois de détention préventive supportés par le maire ainsi qu’à la levée de son immunité parlementaire en novembre.

En jouant ainsi sur deux tableaux, M. Sall vise à paralyser son procès dans son pays. Une stratégie qui se révélera peut être payante. Les premiers éléments de recevabilité de la requête seront connus le 30 janvier à Abuja où une délégation de ses avocats est attendue par la Cédéao.