Chronique. Le spectre d’une langue française moribonde continue de hanter le monde francophone. Il revient cycliquement sous une forme ou sous une autre. Mais, disons-le d’entrée de jeu, c’est très bien. Ajoutons ceci : tous les écrivains, les artistes, les enseignants, et plus généralement, tous les usagers de cet idiome devraient en faire leur affaire. Car les usages et les déclinaisons de la langue française, ses fruits, son aura et ses politiques ne concernent pas uniquement les locataires de l’Elysée, les académiciens ou encore les fonctionnaires de l’Organisation internationale de la francophonie. Cette question, désormais planétaire et pas seulement française, est notre affaire à tous. Ses réussites sont les nôtres, son supposé recul aussi !

Rupture d’une tradition

L’inquiétude court dans les cercles politiques parisiens : la langue de Booba, de Virginie Despentes et d’Ahmadou Kourouma serait menacée par l’anglais mais également par d’autres langues comme l’espagnol, l’arabe ou le mandarin. Et chaque président français de dégainer son remède. Le président Emmanuel Macron a choisi l’écrivaine d’origine marocaine Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, comme sa représentante personnelle. Fort bien. De son côté, la native de Rabat affirme vouloir promouvoir la langue française et remplir cette mission à titre bénévole. Mais ce que l’entourage du président Macron et l’auteur de Chanson douce (Gallimard, 2016) passent sous silence, c’est le fait que le poste de secrétaire d’Etat ou ministre délégué à la Francophonie a été supprimé. Alain Decaux, Jacques Toubon et Xavier Darcos n’ont plus de successeur.

Ainsi l’Elysée rompt avec une tradition inaugurée par Jacques Chirac en 1986 et en même temps prétend donner une nouvelle impulsion à la francophonie que la représentante compte bien, je la cite, « déringardiser ». Signalons également qu’à Francfort, en octobre 2017, où la France était l’invitée d’honneur, pour la première fois depuis 28 ans, de la plus grande manifestation littéraire européenne, le président de la République a raté une belle occasion pour déringardiser, justement, la francophonie. Certes, il y a vanté la grandeur de la langue de Nerval et son aura européenne, mais il n’a cité que des auteurs hexagonaux ou européens. La Foire était dédiée à la création de langue française mais c’est finalement le parisianisme qui a eu le dernier mot. Et ce corporatisme-là n’attire pas les foules, ni outre-Rhin ni ailleurs dans le monde. C’est vraiment dommage, il ne s’est rien passé à Francfort, m’a confié Pierre Astier, un agent littéraire qui a suivi de près ce dossier.

L’avenir de la langue française se joue en grande partie sur le continent africain. C’est pourquoi le locataire de l’Elysée, quelle que soit sa couleur politique, tente d’attirer les créateurs de langue française. Mieux, il essaie de les enrôler sous sa bannière pour illustrer et défendre la grandeur de la France. Comme hier les tirailleurs africains, les créateurs usant de la langue de Césaire et de Dib doivent se tenir en réserve toute l’année et attendre patiemment la deuxième ou troisième semaine de mars, dédiée à la Francophonie, pour partager leurs particularismes culturels avec les Français de France. C’est cette vieille idée de la Francophonie, un terme terriblement polymorphe et glissant, que les créateurs ont rejeté. En nommant sa représentante personnelle (je souligne l’adjectif à dessein), le président semble renouer avec cette vision patrimoniale du passé. C’est cette vision que j’avais rejetée hier et que je rejette aujourd’hui.

Une vision surannée

En 2006, dans le journal Libération, et en 2007, dans ma contribution écrite au Manifeste pour une littérature-monde (Gallimard), qui réunissait plusieurs dizaines d’écrivains de tous les continents, je faisais un sort à cette vision surannée qui veut consacrer une hiérarchie artificielle entre des créateurs français de premier rang et des supplétifs dits francophones. Rappelons enfin qu’en dehors de Paris, ailleurs dans le monde de New York à Tokyo, de Mexico à Istanbul, les œuvres dites francophones sont traduites et étudiées dans les meilleures facultés ou exposées dans de grands musées.

Sollicité à son tour par le président Macron pour « contribuer aux travaux de réflexion » que ce dernier souhaite « engager autour de la langue française et de la Francophonie », l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou a bien fait de décliner l’offre et de dénoncer les relations nauséabondes que la Francophonie « institutionnelle » et Paris entretiennent avec les régimes autocratiques en Afrique. Si l’on veut construire un véritable projet audacieux et attractif, ouvert et inclusif, politiquement engagé et libertaire à la fois, il faut tout reprendre à zéro. Tout reconstruire.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à la George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).