LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, nous vous proposons six ouvrages, trois romans et trois essais.

Essai. « Le Livre contre la mort », d’Elias Canetti

Depuis 1942, le philosophe et écrivain Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature (1981), auteur de Masse et puissance (Gallimard, 1986), a voulu mettre par écrit les raisons de sa « résistance à la mort ». Ce refus donquichottesque n’est, chez lui, motivé par aucune terreur de sa propre disparition, mais par l’horreur que lui inspire l’invasion de la mort dans le monde des vivants. Source de l’injustice et de la tyrannie, l’obsession de la mort des autres au profit d’un seul se trouve en effet, pour Canetti, à la racine de tout pouvoir.

L’ouvrage, médité mais jamais achevé, qui fait de son auteur un moderne Montaigne, paraît à titre posthume sous la forme d’une sélection, aux deux tiers inédite, puisée dans l’océan de notes rédigées au cours de sa longue vie. Canetti appréciait la concision et pratiquait volontiers l’aphorisme. Certaines de ces formes brèves constituent de sublimes microfictions.

On y trouve également une prolifération d’anecdotes drôles, rosses ou désabusées sur les relations tumultueuses qu’il a entretenues avec les grands hommes du passé (Goethe, Kleist, Büchner, etc.) ou ses contemporains (James Joyce, à côté de qui il est enterré à Zurich, Max Frisch, Thomas Bernhard…), ainsi que ses réactions à l’actualité. Mais ce recueil énergique a surtout la force des livres qui accompagnent leurs lecteurs jusqu’au bout. Nicolas Weill

ALBIN MICHEL

« Le Livre contre la mort » (Das Buch gegen den Tod), d’Elias Canetti, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, « Les grandes traductions », 494 pages, 25 € (en librairie le 1er février).

Roman. « Fugitive parce que reine », de Violaine Huisman

A la petite fille qui a vu sa mère sombrer, on livre en guise d’explication une phrase obscure, qui lui restera en tête « tout attachée » : « Ta-mère-est-maniaco-dépressive. » Fugitive parce que reine, le premier roman de Violaine Huisman, détache les mots, déplie les phrases et les souvenirs, les faits et les mythes familiaux, pour comprendre le mal qui rongea sa mère et faire de cette femme splendide et pathétique, morte il y a quelques années, un portrait bouleversant. Un portrait, surtout, à la constante recherche de la justesse, dans l’écriture et dans le regard.

La première partie est consacrée aux souvenirs de Violaine Huisman. Employant une langue parfois superbe par sa fougue sombre, non dénuée d’humour, attachée à ne surtout pas se plaindre, elle y évoque son enfance et son adolescence auprès de cette mère qui lui inspirait émerveillement, pitié, tendresse, dégoût ou crainte, mais un amour infini.

Dans la deuxième, la fille, en elle, s’efface et déroule son histoire sans y intervenir, sans y mêler ses émotions. « Maman » cède la place à « Catherine », le lyrisme noir, à la distance sobre pour raconter, sans baisser les yeux, cette existence chaotique. Il y a autant de beauté que de bravoure dans le cran avec lequel Violaine Huisman trace son chemin de fille et d’écrivaine à travers ce livre. Un tombeau superbe pour garder auprès d’elle celle qui passa sa vie à fuir. Raphaëlle Leyris

GALLIMARD

« Fugitive parce que reine », de Violaine Huisman, Gallimard, 256 pages, 19 €.

Roman. « Votre message a été envoyé », de Joshua Cohen

Etoile montante de la littérature radicale américaine, Joshua Cohen s’attaque, en quatre récits mordants, aux maux qui, selon lui, rongent notre modernité et diminuent notre capacité à penser et à ressentir. Le règne global d’Internet est la cible privilégiée de cet auteur qui sait surprendre et jouer avec maîtrise de tous les registres littéraires (conte, poésie, roman, etc.). La métamorphose apparemment inexorable des jeunes filles de l’Est nées sur un terreau de traditions et de légendes romantiques en vedettes de l’industrie pornographique et l’invasion du hamburger s’ajoutent à cette sarabande diabolique.

Non sans paradoxe ni ironie, Joshua Cohen fait entrer dans cette danse macabre les ateliers d’écriture qui – à le lire – poussent la fiction vers un sens unique : le suicide de l’écrivain réduit à un plagiat permanent. Heureusement, l’humour jamais en défaut de l’auteur laisse penser que, même dans ce monde cruel, le pire n’est pas toujours le plus sûr. N. W.

LE NOUVEL ATTILA

« Votre message a été envoyé » (Four New Messages), de Joshua Cohen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Annie-France Mistral, Le Nouvel Attila, 218 pages, 18 €.

Essai. « Ethique de la considération », de Corine Pelluchon

Nous avons l’habitude de séparer. Nous dissocions, notamment, vie intime et vie sociale, raison et émotions, humains et animaux… L’éthique de la considération veut, au contraire, les réunir, opérer le passage de la théorie à la pratique, de la pensée à l’action, et aider les individus à sortir du nihilisme pour préparer « l’âge du vivant ». Car « c’est dans la conscience individuelle que la société joue son destin ». Cette « considération » consiste, avant tout, à regarder avec attention ce que l’on est soi-même, ce que sont les autres vivants, et le monde commun qui nous unit.

Cet essai exigeant, dense et ambitieux, vaut d’être lu. Il convoque philosophes antiques et classiques, éthique des vertus, théorie politique, psychologie et écologie pour repenser – autour de ce « sujet élargi » attentif au « monde commun » – ces questions vitales : cause animale, environnement, démocratie. Même si on ne partage pas tous les engagements et partis pris exposés, cette tentative est trop rare pour être ignorée. Roger-Pol Droit

SEUIL

« Ethique de la considération », de Corine Pelluchon, Seuil, « L’ordre philosophique », 286 pages, 23 €.

Roman. « Ceux d’ici », de Jonathan Dee

La France a découvert Jonathan Dee avec Les Privilèges (Plon, 2011), remarquable roman au centre duquel se tenait un couple beau, riche et puissant ; à leur folle ascension, les lois de la morale et de la narration auraient voulu que succédât une chute spectaculaire, mais Jonathan Dee est un écrivain trop brillant pour céder à ce genre de facilité.

On retrouve son talent à déjouer les attentes du lecteur dans Ceux d’ici, qui s’ouvre sur une époustouflante scène située à New York, le lendemain d’un événement traumatisant jamais nommé (le 11-Septembre), et racontée à la première personne par un escroc qu’une arnaque a amené à rencontrer Mark Firth.

De ce narrateur cynique, il ne sera plus question après ce « chapitre zéro ». On suivra Mark à Howland, sa petite ville du Massachusetts, où s’installe bientôt un milliardaire, Philippe Hadi. Celui-ci va devenir maire, cristallisant les fantasmes des habitants, obsédés, à l’image de Mark, par la certitude qu’ils méritent plus qu’ils n’obtiennent, gagnés par une rancœur croissante à l’égard du monde et de leur prochain – qu’il s’agisse de leur voisin, de leur frère ou de leur épouse.

Ceux d’ici retrace sur une dizaine d’années cette montée du ressentiment intime et politique, et la dislocation, en parallèle, par Hadi, des institutions qui font la cohésion des bourgades comme Howland. C’est un roman aussi inconfortable que puissant. R. L.

PLON

« Ceux d’ici » (The Locals), de Jonathan Dee, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peellaert, Plon, « Feux croisés », 416 pages, 21,90 €.

Essai. « Le Plus Beau Métier du monde », de Giulia Mensitieri

L’enquête de Giulia Mensitieri, menée de 2010 à 2014 à Paris et Bruxelles dans le cadre de sa thèse en anthropologie, lève le voile sur le monde prétendument merveilleux de la mode. Et le passionnant récit qui découle de ses rencontres avec des stylistes, des modèles, des photographes, des créateurs ou des maquilleurs laisse pantois.

Evoluant dans un milieu qui ringardise le salariat et fait l’apologie de la flexibilité, ces professionnels excentriques, arrogants et touchants ont converti leur liberté en esclavage. Le travail précaire, gratuit, les nuits blanches et les humiliations constituent leur ordinaire, le prix à payer pour « en » être.

En refermant ce livre, on peut bien sûr lui reprocher de n’accorder que trop peu de lignes à une mise en perspective plus générale de ces nouvelles formes de servitude volontaire. Mais on peut aussi se réjouir de l’élégante acuité avec laquelle l’auteure livre ses réflexions et ses observations sur cet univers surexposé et obscur. Anne Both

LA DÉCOUVERTE

« Le Plus Beau Métier du monde. Dans les coulisses de l’industrie de la mode », de Giulia Mensitieri, La Découverte, 276 pages, 22 €.