Le groupe Carrefour a annoncé, mardi, un plan de restructuration qui prévoir 2 milliards d’euros de réduction des coûts dès 2020 et un plan de 2 400 départs volontaires en France. / STEPHANE MAHE / REUTERS

Il voulait « voir comment c’était foutu ». Alors ce 25 juin 1963, après avoir garé sa Renault Dauphine sur le parking de 450 places, Alain Malais patiente, comme des « centaines de personnes ». Posté devant l’une des portes, il compte bien entrer parmi les premiers dans ce nouveau magasin baptisé Carrefour, du nom de cette enseigne qui a lancé, trois ans plus tôt, un premier supermarché mais veut désormais aller plus loin. A l’intérieur, M. Malais découvre sur une superficie de 2 500 mètres carrés, plus de cinq mille références. Pour la première fois en France, fruits et légumes, produits d’entretien, et outils de bricolage sont réunis sous le même toit. Un nouveau concept est né, celui de l’hypermarché.

Cinquante-cinq ans plus tard, l’octogénaire a beau fouiller dans ses souvenirs, il ne se souvient pas avoir remarqué, ce jour-là, la présence de Françoise Sagan, l’auteure de Bonjour Tristesse, ni celle du prêtre appelé pour bénir ce bâtiment implanté à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l’Essonne.

Quelques rues plus loin, Francine Huchon, 74 ans, replonge, elle aussi, dans sa mémoire et dans celle du magasin. Elle savait bien qu’elle avait gardé la brochure, imprimée à l’occasion de l’exposition, organisée pour les dix-huit ans du magasin, en 1981. Une ode à la société de consommation dans laquelle l’hypermarché est décrit comme « le reflet, l’accompagnateur, le stimulant d’une société en changement ».

Aujourd’hui encore, la ville et le groupe Carrefour cultivent le souvenir de cette inauguration, bien que le concept ne soit plus vraiment en vogue, depuis une dizaine d’années. « Il ne fonctionne plus aussi bien notamment parce que l’hyperchoix tue la décision du client qui ne veut pas perdre de temps », explique Sandrine Heitz-Spahn, enseignante-chercheuse en marketing à l’université de Lorraine. Autrement dit, sa force est devenue sa faiblesse.

« C’est vraiment mon magasin »

Pour ne pas mourir et survivre à la concurrence du discount et d’Internet, le groupe Carrefour a annoncé, mardi 23 janvier, un plan de restructuration aux allures d’électrochoc : 2 milliards d’euros de réduction des coûts dès 2020 et un plan de 2 400 départs volontaires en France.

Si l’enseigne a décidé de ne fermer aucun de ses 247 hypermarchés, elle entend, comme ses concurrents, repenser le modèle en réduisant de 100 000 m2 la superficie des magasins, soit 5 % de la taille globale, explique le groupe qui veut également mettre l’accent sur les produits alimentaires et le bio.

Depuis 1963, l’hypermarché de Sainte-Geneviève-des-Bois a grignoté du terrain. Aujourd’hui, il s’étale sur 8 000 m2, propose environ 80 000 références, et de nombreux services, développés au fil des années, tels que Carrefour banque, Carrefour voyages et Carrefour parapharmacie.

Depuis cinq ans, le magasin a aussi décidé de mettre l’accent sur les produits frais, ou encore le e-commerce, en lançant, en 2014, le « drive », un service qui permet aux clients de réserver leurs courses sur Internet avant de les récupérer sur le parking de l’établissement.

Ce service ne séduit toutefois pas vraiment les clients de la première génération de clients, à l’image de Marie-Thérèse*, 80 ans. Depuis juin 1964, date de son emménagement à « 900 mètres » du Carrefour, elle n’a jamais cessé de fréquenter ses rayons. « C’est vraiment mon magasin, les autres disent Lidl mais y a pas tout ce qu’il faut. Ici, j’ai mes habitudes. » A tel point que Marie-Thérèse pensait trouver son visage sur les photos d’archive reproduites sur des stylos et des sets de table, à l’occasion du cinquantième anniversaire du magasin.

Arpenter les allées de l’hypermarché, y croiser des voisins ou entamer la discussion avec un habitué donne aussi lieu à une « forme de sociabilité » qu’elle apprécie. Et puis, au fil du temps, Carrefour est presque devenu une histoire familiale. Sa fille y a fait son premier stage, et son petit-fils y travaille.

Le premier supermarché Carrefour, en 1963, à Sainte-Geneviève-des-Bois, au sud-ouest de Paris. / AFP

Deux packs de lait pour neuf euros

Croisée près du rayon boissons, Murielle*, 67 ans, a, elle aussi, connu le magasin dès son ouverture. « A l’époque, on n’avait pas de voiture alors on venait à pied, ça nous faisait une balade », s’amuse-t-elle. Même son oncle, qui habitait Asnières, dans les Hauts-de-Seine, était venu voir « ce que c’était un grand magasin ».

Aujourd’hui, à l’exception des légumes, Murielle fait toutes ses courses dans ce Carrefour. Ce jour-là, elle a trouvé des fleurs pour le cimetière, des couches pour sa petite-fille mais pas de laine pour son tricot. « Je suis aussi les promotions, même si j’ai conscience que l’on ne fait pas forcément de bonnes affaires », reconnaît-elle.

« Une fois par semaine », Adélaïde*, 47 ans, vendeuse, et Teddy*, 44 ans, chauffeur poids lourd, viennent remplir leur caddie pour eux et leurs trois filles. En général, ils choisissent le mercredi pour bénéficier des avantages de la carte « pass ». « A partir de 60 euros d’achat, on a trois euros de réduction », explique Adélaïde, pendant que son époux dépose les bouteilles de soda, les paquets de Curly et autres victuailles dans le coffre de la voiture.

Un peu plus loin, Soumaya*, 25 ans, est aussi venue profiter d’une promotion sur les packs de lait, « deux pour 9 euros » bien que ses « grosses courses », elle les fasse chez Auchan où elle explique qu’elle peut payer 100 euros d’achats en quatre fois sans frais. En revanche, pour le non-alimentaire, elle achète « beaucoup sur Internet », et rien en hypermarché. Son dernier achat en ligne : un lave-linge à l’occasion du Black Friday.

Olivier (le prénom a été modifié), 36 ans, précise qu’il vient chez Carrefour uniquement « pour les pâtes et l’eau », « même plus pour les céréales » : « On dit que c’est plein de pesticides », lance-t-il avant de s’en prendre à la grande distribution et à la « mauvaise alimentation ». Comme la pomme qui « n’a plus aucune vitamine ». « Vous pouvez la garder des semaines sans qu’elle pourrisse, si c’est ça l’évolution… »

Dès lors, même si ce technicien chez GRDF gagne « 1 500 euros par mois », il préfère acheter la viande à la boucherie, et les légumes chez un producteur bio. Pour le reste, il préfère, lui aussi, Internet et les magasins d’usines dans lesquels « on trouve du Nike à moins 60 % ». « Rien chez Carrefour, c’est trop cher. »

* Les personnes cités n’ont pas souhaité que leur nom soit mentionné.