Magdalen College, Oxford / Ed Webster- Flickr / Via Le Monde

Chronique d’Oxford. Diplômé de Sciences Po, Noé Michalon tient une chronique pour Le Monde Campus, afin de raconter son année à l’université d’Oxford, où il suit un master en études africaines.

Janvier 2018, dans la nuit de dimanche à lundi. Les rues sont aussi vides que glaciales. Même les cyclistes, si nombreux d’ordinaire dans la ville, ne se risquent pas à chevaucher leur monture à la selle craquelée par le gel. C’est la veille de la rentrée, et en rejoignant à une heure pourtant bien tardive la bibliothèque de mon collège, je constate que plusieurs salles de lecture sont encore peuplées d’étudiants.

Je retrouve mes collègues qui poursuivent des études variées, tant d’histoire de l’art que de neurochirurgie ou encore de littérature britannique. Malgré la longue pause hivernale qui s’achève, nous faisons tous le constat d’avoir été victimes d’une indécrottable procrastination, et nous nous échinons depuis une semaine sur les dissertations et autres examens que nous aurions pu entamer ces trente derniers jours. Les fléaux de la vie étudiante sont universels.

Rien n’est laissé au hasard

Alors que je me concentre sur mon travail, le détail des procédures à suivre pour rendre ma dissertation, qui frémit encore d’impatience et d’inquiétude au moment où j’écris ces lignes, tient en cinq pages étonnamment détaillées. Tout est précisément calibré, de la taille et du type de police d’écriture (une consigne assez banale dans toute université), à la manière dont le document doit être relié, imprimé en deux exemplaires et stocké dans une clé USB, le tout à fourrer dans une enveloppe géante, dans laquelle insérer également une plus petite enveloppe contenant une Declaration of Authorship, promettant-jurant-crachant que ce travail est le fruit de notre seul labeur soigné sauf-lorsque-mentionné-autrement.

Moi qui étais plutôt coutumier, en France, des e-mails envoyés à 23 h 57 – je vous laisse déduire l’heure limite de rendu – ces salamalecs me font réfléchir sur un point singulier de cette université, à retrouver probablement dans d’autres institutions : ici, rien n’est laissé au hasard, tout est fait pour que notre passage entre ces murs de vieilles pierres de taille soit gravé dans la mémoire.

Avec plus de huit cents ans d’histoire, le rapport de force entre passé, présent et futur à Oxford est évidemment biaisé, quand bien même certains collèges et départements de recherche s’équipent en machines dernier cri ou en buildings de verre. Tout, ici, est tourné vers le passé, ou plutôt vers la mémoire. On vient étudier à Oxford en grande partie pour faire partie de l’histoire incroyable de ce campus, et l’administration nous aide à en prendre conscience.

Masse de travail

Si l’on continue de nous faire porter des tenues d’un autre âge – au demeurant élégantes – pour les grandes occasions, et si on continue précisément à organiser ces grandes occasions, ce n’est pas seulement pour perpétuer des traditions centenaires. Après tout, les étudiants de la Sorbonne semblent avoir conservé peu d’anciennes coutumes malgré l’ancienneté de leur institution. Je vois plutôt dans les si nombreuses singularités d’Oxford, à multiplier par les autres traits distinctifs de ses 38 colleges, un moyen de rythmer un quotidien scolastique qui peut parfois friser le monastique.

Car ne nous y trompons pas, en dépit d’une vie sociale et associative animée, malgré l’immense communauté étudiante de la ville, c’est presque une lapalissade que de qualifier d’importante la masse de travail qui nous attend ici. « Préparez-vous à passer l’une des années les plus chargées de votre vie. Ce vendredi représente votre dernier jour de repos avant un beau jour de juillet », nous avait lancé le directeur de notre programme le jour de la rentrée. Une phrase qu’on peut entendre en première année de beaucoup de filières. J’attendais donc de voir, et j’ai vu. Avec ses trimestres courts de huit semaines et ses montagnes de lectures à (vraiment) lire pour chaque cours, l’institution promet peu d’ennui aux étudiants. Mais il faut bien que leurs souvenirs ne se limitent pas aux heures passées dans les bibliothèques, si belles soient-elles.

Heures mondaines et studieuses

Ce n’est donc pas un hasard si une batterie de photographes officiels est venue nous illuminer de ses flashs dès le jour de la cérémonie de matriculation, quelques jours après la rentrée. C’est non seulement une affaire profitable – puisque les jolis clichés étaient ensuite à retrouver en vente en ligne, dans tous les types de format –, mais aussi une manière de marquer d’une pierre blanche le passage dans cette institution.

Je m’en rends compte à présent, l’une de mes précédentes chroniques, sur la perte de la notion du temps ressentie à Oxford, soulignait en fait la conséquence de cette politique mémorielle. Si les trimestres ont un autre nom, si heures mondaines et studieuses sont confondues, c’est pour que tout le temps qui s’écoule ici soit stocké dans une même unité, dans un même dossier dans notre mémoire.

Soucieux de vérifier ma théorie dans une démarche disruptive de fact-checking à en faire pâlir les Décodeurs, j’interroge de ce pas Maya, une amie américaine assise à la même table que moi, et qui semble aussi en retard que moi dans son devoir pour le lendemain.
Elle opine du chef. « Je pense à tous ces clubs exclusifs et sélects qui entretiennent des traditions et des règles étranges », ajoute cette étudiante en médecine qui a pris une année de césure pour « tendrement » étudier les sciences sociales (oui, elle a dit « tendrement »). Les amis qui m’ont rendu visite dans cette ville en sont témoins, il n’est pas un seul lieu à Oxford qui n’ait son anecdote, son alumnus célèbre ou ses on-dit.

Touristes de long terme

Et le nombre de traditions semble proportionnel au prestige qu’on veut donner au lieu. Ainsi de l’All Souls College, le plus réputé de tous, dont l’examen d’entrée est parfois qualifié de « plus difficile au monde », avec un seul mot en guise d’énoncé et un élève admis sur 80. D’ailleurs, le sujet de l’an passé était « Et », nous raconta par un jour automnal une guide de la ville. Et par le simple fait de répéter cette légende, voilà une couche de vernis que je rajoute à l’histoire déjà bien lustrée de cette université. C’est aussi ce même collège qui organise, une fois tous les cent ans, une ronde de ses anciens élèves autour de ses augustes murailles, guidés par leur doyen porté sur une chaise, pour partir à la recherche d’un col-vert perdu dans une faille spatio-temporelle.

Il est d’ailleurs amusant de constater que ce mécanisme mémoriel est assez similaire à celui du tourisme. Sans rien enlever à l’excellence de l’enseignement et à la qualité des conditions d’études, nous sommes aussi, en étudiant ici, des sortes de touristes de long terme. Nous venons étudier à Oxford pour en garder un souvenir à jamais, souvenir matérialisé par des événements à ne pas manquer et des robes universitaires que nous garderons toute notre vie sans pouvoir les porter nulle part ailleurs que dans cette ville. Comme le col-vert susmentionné, nous nous mettons dans une faille spatio-temporelle. Une faille aussi magnifique que formatrice.