Quatre attaques ont endeuillé la capitale afghane, Kaboul, ces dix derniers jours. Ici, l’enterrement d’une des victimes, le 28 janvier. / OMAR SOBHANI / REUTERS

Depuis une dizaine de jours, particulièrement, l’Afghanistan est endeuillé par une série d’attentats sanglants, revendiqués par les talibans et les djihadistes de l’Etat islamique. Quatre attaques ont eu lieu en moins de deux semaines, dont l’explosion d’une ambulance piégée, samedi 27 janvier, à Kaboul, qui a fait plus de cent morts — soit l’attentat le plus meurtrier depuis mai 2017.

Spécialiste de l’Afghanistan et de la Turquie, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Gilles Dorronsoro analyse la situation dans le pays.

Quelle est la situation institutionnelle et sécuritaire actuelle en Afghanistan, et pourquoi se détériore-t-elle ?

Les récents attentats ne sont que le symptôme d’une détérioration générale, institutionnelle et sécuritaire, qui a commencé il y a plusieurs années. D’un point de vue institutionnel, les élections présidentielles de 2014 se sont conclues par un accord entre les deux candidats de second tour en raison des accusations de fraude massive. Depuis lors, le président Ashraf Ghani n’a pas réussi à réformer l’Etat et son crédit politique est aujourd’hui nul.

D’un point de vue sécuritaire, la situation se détériore pour plusieurs raisons : d’une part les talibans sont toujours soutenus par le Pakistan, où ils ont leur sanctuaire. Les opérations de la coalition et de l’armée afghane sont donc peu efficaces. Même pendant le surge [renforcement des troupes décidé par Obama en 2009], quand les troupes occidentales ont plafonné à 150 000 combattants, il a été impossible de casser l’insurrection, cela ne risque donc pas d’arriver aujourd’hui. D’autre part, l’émergence plus récente d’un mouvement concurrent, l’Etat islamique (EI), à partir de l’été 2014, contribue à l’insécurité générale.

Ces attentats nourrissent la colère des Afghans quant à l’incapacité des autorités à juguler la violence. Pourquoi les forces de sécurité ne parviennent-elles pas à contrer ces attaques ?

L’armée afghane est dysfonctionnelle à plusieurs niveaux. Elle subit un turn-over très important : quand vous devez renouveler l’essentiel de vos effectifs sur trois ou quatre ans, cela pose des problèmes évidents d’efficacité. Elle est aussi en proie à la corruption : les ressources, notamment l’aide occidentale, sont mal utilisées, voire détournées, de ce fait la logistique est mauvaise, parfois désastreuse.

Par ailleurs, la police, largement corrompue et soumise aux attaques constantes de la guérilla, n’est pas équipée pour faire face à l’insurrection.

Enfin la coordination entre les différentes institutions de sécurité — l’armée, la police, les milices — est mauvaise ou inexistante, c’est ce qui explique par exemple la chute de Kunduz en 2015, aux mains des talibans.

Une partie des attentats est revendiquée par les talibans, l’autre par la branche afghane de l’organisation EI. De quelle force dispose chacun de ces deux groupes dans le pays et que revendiquent-ils à travers ces attentats ?

Les talibans disposent de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et contrôlent totalement, ou presque totalement, environ un tiers des districts afghans. Leur financement provient de la taxation des civils, de la drogue, sans que cela soit décisif, et de dons privés en provenance du Pakistan et du Golfe.

Pour leur part, les djihadistes de l’EI comptent quelques centaines de combattants, au plus quelques milliers, et contrôlent quelques districts dans l’est de l’Afghanistan — ils sont moins solidement installés dans le Nord. Quant à leur financement, il provient de donateurs salafistes et, plus marginalement, de la population.

Au niveau national, les talibans sont les plus forts, mais ils ont été incapables d’éliminer la présence de l’EI en Afghanistan, ce qui montre que les rapports de force au niveau local peuvent leur être défavorables. Par ailleurs, l’EI a une vraie capacité de déstabilisation sur la frontière afghano-pakistanaise et leurs attentats anti-chiites génèrent des tensions entre communautés, notamment à Kaboul.

De plus, la concurrence entre les talibans et l’EI a pour effet de rendre plus difficiles les potentielles négociations entre les talibans et le gouvernement afghan. En cas de négociations, la direction des talibans pourrait voir une partie de ses militants rejoindre l’EI. Notons aussi qu’à l’heure de la défaite de l’EI en Syrie et en Irak, l’Afghanistan constitue une porte de sortie pour ses combattants.

Y a-t-il un risque d’escalade entre les talibans et l’EI ?

La surenchère de l’EI va-t-elle amener les talibans à attaquer les chiites, comme le fait l’EI ? La contagion est peu probable. Va-t-il y avoir une intensification de leurs attaques contre l’Etat afghan ? Là aussi, probablement non, car le rythme des offensives est déjà très intense. Est-ce que cela va amener les talibans à commettre plus d’attentats urbains ? C’est possible, mais pour l’instant, nous n’avons pas d’indications nettes sur ce point. Par ailleurs, si le conflit se durcit entre les talibans et l’EI, la pression sur le gouvernement pourrait se relâcher un peu, mais ce n’est pas le plus probable.

Pour les Etats-Unis, engagés depuis 2001 dans la plus longue guerre de leur histoire, ces attentats sont à chaque fois l’illustration d’un échec majeur. Quelle stratégie peuvent-ils adopter aujourd’hui ?

Il n’y a plus de stratégie gagnante possible. Les Etats-Unis ont déjà perdu la guerre, sans qu’on sache encore qui va la gagner. Les erreurs accumulées depuis des années ont eu pour résultat de créer une situation chaotique, sans allié fiable pour les Etats-Unis en Afghanistan et dans la région.

Les stratégies possibles sont perdantes, les stratégies gagnantes impossibles à mettre en œuvre. Si les troupes américaines partent, le régime s’effondre, créant les conditions d’une guerre entre l’EI, les talibans et quelques potentats locaux.

Par ailleurs, il paraît politiquement impossible de renvoyer suffisamment de troupes pour transformer l’équation stratégique, ce qui supposerait également de faire sérieusement pression sur le Pakistan. En fait, après l’échec du surge, le président Barack Obama a poursuivi des objectifs a minima : stabiliser provisoirement la situation jusqu’à la fin de son mandat pour éviter d’avoir à gérer une défaite majeure et ternir son héritage.

En ce sens, le président Donald Trump hérite d’une guerre déjà perdue, et poursuit une non-politique, dont l’unique objectif est de contenir l’insurrection pour quelques années encore. Il faudrait beaucoup de courage politique et de sens diplomatique pour organiser des négociations entre le gouvernement afghan et les talibans, qui n’ont de chance d’aboutir qu’avec l’accord du Pakistan. Etant donné l’état chaotique de l’administration américaine, il semble raisonnable d’exclure cette hypothèse.