Jawad Bendaoud n’a plus tellement le cœur à plaisanter. Bley Bilal Mokono, dans un silence profond, s’est avancé en chaise roulante jusqu’au micro. Les premiers mois après les attentats, il pouvait encore marcher. Il avait, mardi 30 janvier, une sorte de hoquet qui étranglait tous ses débuts de phrases. Il a été touché à la tête, à la hanche, il n’entend plus rien de l’oreille gauche. « Je n’arrive plus à dormir la nuit, ma santé se dégrade de jour en jour, dit-il calmement. J’ai tout perdu, ma vie est derrière moi, c’est pour mes enfants que je suis là. »

Il a, un jour, acheté un pistolet pour en finir, on le lui a caché. Au 5e jour du procès des trois prévenus qui ont hébergé les terroristes après les attentats du 13 novembre 2015, il est venu témoigner, avec sept parents de familles des victimes.

Bilal Mokono est né dans un quartier populaire du Val-d’Oise, dans une famille de douze enfants (17 aujourd’hui, après le remariage de son père). « J’ai déjà pris un coup de couteau en défendant une femme dans un train, sourit le grand gaillard - 1,95 m pour 125 kg -, mais j’étais boxeur, et j’avais un sentiment de toute puissance. »

Le 13 novembre, il était au Stade de France, garde du corps « d’une autorité politique » - François Hollande assistait ce soir-là au match France-Allemagne. Bilal avait emmené un de ses fils, venait d’acheter un sandwich merguez, et a filé aux toilettes juste avant son garçon. Il y a croisé un homme, qui lui a semblé louche, puis un deuxième.

« Il y a le terrorisme, et il y a l’imbécillité. Jawad est un imbécile »

« Je le regarde, il était à la porte. J’allais mettre mon sandwich à la bouche, quand son corps a éclaté. Puis il y a eu une deuxième explosion. J’ai dit, mon Dieu, mon Dieu, mon fils ! J’ai cherché dans les débris du kamikaze s’il y avait des vêtements de mon fils. »

Le fiston était sain et sauf. En revanche, le monsieur derrière Bilal, Manuel Diaz, a été déchiqueté. Le tribunal retient son souffle, et les prévenus à peine leurs larmes.

« Ces jeunes ne peuvent pas raconter n’importe quoi, dit Bilal Mokono. J’ai dit à son avocat, que Jawad ferme sa gueule. Parce qu’il va conforter des comportements qui ne sont pas les siens. Il m’a agressé, bien sûr qu’il m’a agressé, c’est sa façon de parler. J’ai une conviction, mais la décision vous appartient. Il y a le terrorisme, et il y a l’imbécillité. Jawad est un imbécile, jugez-le pour les actes qu’il a commis. »

Il est l’une des rares victimes à croire Jawad Bendaoud lorsqu’il assure n’avoir pas su qu’il allait loger des terroristes.

« Ils ont aidé ces terroristes »

Yolanda C. – la plupart des familles ne souhaitent pas qu’on donne leur nom - a perdu son fils unique de 37 ans, et elle est venue « essayer de parler calmement ». « Mon fils a fait de grandes études, maîtrise de droit, Sciences-Po, il travaillait à la commission européenne. Depuis la mort de mon mari, je me reposais sur lui, c’est lui qui m’aidait ». Ce soir-là, il avait rendez-vous dans un café avec des collègues de Bruxelles. « Il était fatigué, il ne voulait pas rentrer trop tard. Il n’est jamais revenu. »

Les trois prévenus, Yolanda voulait « les voir en face ». « Ce ne sont pas eux qui ont tué mon fils. Mais ils ont aidé ces terroristes. Quand ils sortent de prison, ils volent, ils cambriolent, ils vendent de la drogue. Ils représentent un danger pour la société. Ce que j’attends, c’est qu’ils soient jugés sévèrement. Je ne crois pas qu’ils ont conscience du mal qu’ils m’ont fait. »

Patrick D., lui, a perdu son fils de 32 ans au Bataclan. Il doute de la version de l’enquête, et soutient que son fils a été tué à l’arme blanche, mais il ne doute pas de la culpabilité de Jawad Bendaoud : « Mon sentiment le plus profond, c’est qu’il ne pouvait que connaître les terroristes ».

« C’est pas un show, il y a un minimum de respect à avoir »

Un autre Patrick a perdu sa fille Nathalie, elle aussi, au Bataclan. « Je suis outré des rires qu’ont déclenchés les accusés. Je ne suis pas en représentation, ni au spectacle. Ces trois-là sont des complices, ce sont des assassins, ils vendent de la mort en poudre. M. Bendaoud en fait une comédie de boulevard, il ne me fait pas rire, je n’ai aucune compassion pour lui. Au contraire, j’ai la haine. Il restera en prison, comme moi je suis en prison pour le restant de mes jours après la mort de Nathalie. »

Abdallah S., qui a perdu ses deux sœurs, est plus nuancé. « Ce qui me choque, c’est la légèreté avec laquelle ce procès est pris par Jawad Bendaoud et Mohamed Soumah. C’est pas un show, il y a un minimum de respect à avoir, un minimum de compassion. » Lui aussi a grandi en cité, et estime que « bien évidemment, c’est hyper louche qu’ils se soient doutés de rien, trois jours après les attentats. Peut-être qu’ils n’étaient pas au courant. Mais au moins tenez-vous correctement. »

Une mère, dont le fils parlait de se marier la veille au soir : « Chaque rouage a compté, soit pour l’organisation, soit pour la fuite. Ces salopards, je ne veux même pas les regarder. »

« La trahison de la République »

Et puis il y a les victimes oubliées, les locataires et copropriétaires de l’immeuble de Saint-Denis, où Jawad Bendaoud avait installé son squat. Ils sont logés dans des foyers depuis plus de deux ans, n’ont même pas eu le droit d’aller chercher des affaires après l’assaut du RAID, n’ont pas touché un sou des assurances, de la mairie ou de l’Etat, alors qu’ils doivent rembourser les prêts de leurs appartements détruits.

Ils n’ont pas toujours bien conscience du décalage entre leur détresse et le désespoir de ceux qui ont perdu un proche, mais leur situation est insupportable, et l’une des propriétaires n’a pas tort de parler « de la trahison de la République ». L’avocat de la mairie de Saint-Denis n’a pas pipé mot.

Bilal Mokono s’est enfin tourné vers les accusés, Jawad Bendaoud et Mohamed Soumah se sont levés, respectueusement. « Jawad m’a convaincu qu’il n’était pas au courant. Mais ce que j’attends de vous, c’est d’assumer. Je veux que vous me regardiez dans les yeux, il faut assumer vos actes. » Jawad a bredouillé qu’il était « un voyou, pas un terroriste », et Mouss qu’il était « un imbécile ».

Seul l’ancien boxeur semble avoir compris que la condamnation des trois jeunes gens n’est pas acquise. Il l’a dit au tribunal : « la décision que vous prendrez, elle sera douloureuse pour moi, mais je m’y attends. Et je veux la vérité ». Il a terminé par un « vive la France, et vive notre République ». Quelques avocats ont applaudi.