A la faveur d’une marée basse exceptionnelle et d’un vent du nord qui a soufflé plusieurs jours sur l’Alabama, le Clotilda vient-il de remonter à la surface ? Ben Raines, un reporter américain, suivi par une équipe d’archéologues de l’Université de West Florida, pensent avoir localisé, mardi 23 février, l’épave du dernier navire négrier à avoir accosté aux Etats-Unis. Partie du port de Ouidah au Dahomey (l’actuel Bénin), la goélette était arrivée dans la ville de Mobile (Alabama), le 8 juillet 1860, avec à son bord 110 esclaves (hommes, femmes et enfants), dont un certain Cudjo Lewis.

Dans notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey, dont la parution s’est achevée quelques heures après la découverte de cette épave enfouie dans la vase d’un bayou depuis près d’un siècle et demi, Le Monde Afrique avait « marché dans les pas » de cet homme originaire de la ville de Bantè, au centre-ouest du Bénin, avant de lui rendre hommage sur la plage de Ouidah.

Historienne spécialisée de la diaspora africaine et directrice d’un centre d’études sur l’esclavage à New York, Sylviane Diouf a retracé son histoire et celle des autres esclaves du Clotilda dans son ouvrage Dreams of Africa in Alabama (éd. Oxford University). Son livre a notamment reçu le prix Wesley-Logan de l’American Historical Association.

L’épave qui a été retrouvée la semaine dernière au nord de Mobile en Alabama est-elle celle du Clotilda ?

Il est encore un peu tôt pour l’affirmer avec certitude mais de nombreux indices le laissent supposer. La taille de l’épave et le lieu de sa découverte correspondent avec précision aux données dont on dispose sur l’ancien navire négrier. L’année de sa construction correspond également. Selon les experts et les archéologues, l’épave est celle d’un bateau qui aurait été construit au milieu des années 1850. Or le Clotilda a été mis à l’eau en 1855. On sait enfin que le Clotilda a été incendié après son arrivée. Or l’épave qui a été retrouvée est bien celle d’un bateau qui s’est consumé avant de couler.

Quelles sont les preuves qui permettraient de certifier qu’il s’agit bien du dernier navire négrier à avoir accosté aux États-Unis ?

William Foster, constructeur et armateur du bateau, avait dressé la liste de tout le matériel qu’il transportait, tout ce qui se trouvait à bord de son navire. Les objets en bois ont très probablement brûlé dans l’incendie, mais pas les objets métalliques telles que les chaînes qui servaient à entraver les esclaves, les marmites qui servaient à préparer les repas… Si ces objets n’ont pas été jetés par-dessus bord, on peut espérer les retrouver au fond du navire ou dans les soutes. Mais pour l’instant, une bonne partie du bateau est enfoncée dans la vase du bayou et n’est donc pas accessible.

Quelle est l’histoire de ce bateau ?

Cette goélette de deux mats transportait du bois et d’autres matériaux avant d’être affrétée et transformée en navire de traite sur les ordres de Timothy Meaher, un riche armateur et planteur de la ville de Mobile. Ce dernier avait parié qu’il pouvait faire venir clandestinement des esclaves aux Etats-Unis, malgré la loi de 1808 qui interdisait leur introduction. Dans le « Deep south », le sud profond alors en pleine expansion, on achetait à grand prix des esclaves dans les Etats situés plus au nord. Il fallait compter environ 50 000 dollars d’aujourd’hui pour un Virginien, par exemple, alors qu’un Africain coûtait 14 000 dollars. Les journaux avaient relaté les conflits au Dahomey et Timothy Meaher savait qu’il pouvait s’approvisionner à Ouidah où, après le Cap Vert, le bateau a accosté en mai 1860.

Il en est reparti quelques semaines plus tard avec à son bord 110 personnes (hommes, femmes et enfants), dont Cudjo Lewis qui est mort en 1935, à l’âge de 95 ans et dont le témoignage a été recueilli et même filmé par l’essayiste américaine Zora Neale Hurston en 1928.

C’est le 8 juillet 1860 que le Clotilda est arrivé à Mobile. William Foster et Timothy Meaher l’ont brûlé pour cacher toute trace de ce qui était un crime passible de la peine de mort depuis 1820. Le bateau a été sabordé « au bord de l’eau » à côté d’une île dans le delta inférieur de Mobile-Tensaw et précisément là où a été retrouvée l’épave. Foster et Meaher ont été poursuivis en justice mais n’ont pas été condamnés faute de preuves matérielles. Les Africains, d’abord cachés dans les marais, n’ont pas été découverts. En fait, on ne les a pas vraiment recherchés.

Que s’est-il passé ensuite pour les 110 esclaves du Clotilda ?

Timothy Meaher, ses deux frères et William Foster en ont gardé 65 et Timothy a vendu les autres. James Meaher en a reçu huit dont Cudjo Lewis. Ils ont travaillé sur les bateaux et dans les plantations dans des conditions terribles. En 1865, après la guerre de sécession, l’esclavage a été aboli. Ils se sont regroupés et leur plan était de retourner chez eux. Mais, faute de moyens, ils n’ont pas réussi. Ils ont demandé à Timothy Meaher de leur donner des terres en dédommagement mais il a refusé.

Les anciens esclaves du Clotilda ont alors travaillé très durement pour s’offrir des parcelles, y compris de Meaher, et construire leurs maisons. Ils ont vécu en communauté, avec leurs propres règles, leur chef, leurs deux juges, dans un quartier qu’ils ont baptisé African Town. Ce lieu, maintenant appelé Africatown et situé au nord du centre-ville de Mobile, existe toujours et compte environ 2 000 habitants. Mais aujourd’hui l’immense majorité des gens qui l’habitent ne sont pas des descendants d’esclaves du Clotilda.

Pour les descendants justement, la découverte de l’épave prendrait une valeur capitale…

Oui, il s’agirait d’une découverte inestimable d’un point de vue historique mais aussi personnel, un lien symbolique avec leurs ancêtres, la reconnaissance de leur passé. Elle leur permettrait de retrouver leurs origines, de faire connaître leur histoire. Pendant longtemps, il y a eu des doutes quant à la véracité de cette histoire. Si les doutes ont été levés avec mon ouvrage, cette épave ajouterait une dimension « palpable ».

Ce navire passionne aussi tous ceux qui s’intéressent à la traite négrière car, pour la première fois, on aurait retrouvé l’épave d’un bateau négrier dont toute l’histoire a été retracée. Et ce navire n’est pas n’importe lequel : il est considéré comme le dernier à avoir accosté aux Etats-Unis. Il s’agirait donc d’une richesse, d’un témoignage unique !

S’il s’agit bien du Clotilda, quel serait le souhait des descendants ?

Ils sont en discussion actuellement. L’épave devrait-elle être restaurée ? Devrait-elle rester où elle est et être protégée ? Etre exposée dans un musée et lequel ? Il y a encore une centaine de descendants à Africatown où en avril, un buste de Cudjo Lewis a été érigé en son honneur.

On trouve des descendants ailleurs aux Etats-Unis. Questlove, célèbre batteur, DJ et producteur américain [Ahmir Khalib Thompson de son vrai nom] a eu un aïeul qui a traversé l’Atlantique dans les cales du Clotilda.