La silhouette de Malyka Johany sort de la pénombre de la scène du théâtre Essaïon à Paris, entonnant d’une voix monocorde une chanson en somali. Le ton est mélancolique, en cohérence avec l’histoire racontée. Celle de Saamiya Yusuf. Cette jeune athlète somalienne de 21 ans, morte noyée au large de Lampedusa en 2012 alors qu’elle tentait de rejoindre l’Europe avec des centaines d’autres migrants. « Ce n’est pas la tristesse de l’histoire que le metteur en scène veut mettre en avant, prévient la jeune comédienne bénino-malgache de 26 ans, mais plutôt la vie et la passion que dégageait Saamiya. »

Pourtant, l’odyssée du « faon » de Mogadiscio, retracée dans la pièce De Pékin à Lampedusa, reste tragique. Aînée de six frères et soeurs, Saamiya fuyait la guerre et les exactions des miliciens islamistes pour vivre pleinement sa passion : l’athlétisme. Elle rêvait de participer aux Jeux olympiques de Londres après une première participation aux Jeux de Pékin, en 2008. « Elle voulait absolument réaliser son idéal et a affronté tous les dangers du voyage. J’ai voulu en faire une pièce. La problématique de l’immigration est peu traitée par les artistes », affirme pour sa part Gilbert Ponté, le metteur en scène et auteur de la pièce.

Espoir d’une nation meurtrie par la guerre

Depuis août 2017, Malyka Johany, seule en scène, a revécu tous les lundis et mardis, pendant 70 minutes, l’histoire de Saamiya Yusuf. Mardi 23 janvier fut sa dernière représentation de la gracile sprinteuse avant une prochaine sortie en juillet au festival d’Avignon.

A chaque représentation, la comédienne enfile un bandeau anti-sueur, un tee-shirt blanc et un collant noir. Ce même accoutrement peu conventionnel pour une sprinteuse que Saamiya arborait lors des Jeux olympiques en juillet 2008. La seule fois où l’athlète somalienne vivait fièrement son rêve aux côtés des grandes stars du 200 mètres, comme la Jamaicaine Veronica Campbell-Brown. La seule fois aussi où on la voyait publiquement. « J’avais regardé cette course en direct à la télévision. Comme moi, Saamiya avait 17 ans. Mais je ne savais pas que je me serai autant liée à elle », raconte la comédienne.

Ce jour-là, tout le monde avait vu la jeune somalienne franchir difficilement la ligne d’arrivée dans sa série. Bien loin derrière ses adversaires avec un chrono de 32 secondes et 16 centièmes.

Samia Yusuf Omar @ 2008 Beijing Olympics
Durée : 02:48

Malgré cette piètre prestation, le « Nid d’oiseau », le stade olympique de Beijing, avait salué la ténacité de la jeune athlète physiquement éprouvée mais au regard altier. Saamiya Yusuf venait de loin et représentait à elle seule tout l’espoir d’une nation meurtrie par une guerre qui n’en finit pas.

Dans la pièce, l’histoire de l’athlète débute par sa seule course victorieuse à Djibouti, qui lui permit d’aller à Pékin. Elle s’entraînait dur. Seulement, les djihadistes chababs n’aiment pas « les femmes qui courent ». Et Saamiya Yusuf devait se cacher pour vivre sa passion. En Somalie, être une femme est en soi un combat.

Comme en témoigne cette scène où un chef rebelle fait une descente surprise à la maison. « Il paraît qu’une de tes filles court », lance-t-il agressif à la mère de l’athlète. Puis son regard sombre se pose sur Saamiya, trahie par son physique. « Ah, c’est toi ! Qui t’a donné l’autorisation de courir ? Tu es une femme, tu l’as oublié ? Allah a décidé que tu ne devais plus courir », finit-il par lacher dans un grand éclat de rire.

Voyage clandestin

Il faut alors quitter le pays. Ce sera l’Ethiopie où elle est autorisée à s’entraîner avec les étoiles de la course de fond comme Kenenisa Bekele (trois fois médaillé d’or aux JO), après avoir passé plusieurs mois dans le camp de réfugiés d’Afgooye, à 25 kilomètres de Mogadiscio. Mais sans papiers, impossible de courir. Nous sommes en 2010. Saamiya Yusuf décide donc de faire le « buufils », le grand voyage clandestin. Ethiopie, Soudan, puis Libye. La traversée du désert dure deux ans. L’aventure, cruelle, se termine dans « le ventre » de la Méditerranée. Son corps sans vie échoue sur les plages de Lampedusa, en Italie, en avril 2012. Elle était enceinte.

De retour dans la pénombre de la scène du Théâtre Essaïon, Malyka conquiert de sa prestance le public et jongle entre les personnages et les émotions. Tantôt souriante, quand elle est Saamiya, tantôt colérique, quand elle joue le chef chabab. « C’est une histoire qui m’a beaucoup changée et m’a permis de mieux comprendre les raisons des départs. Mais c’est dur de la porter à cause de toutes ces émotions », dit-elle. La pièce donne aussi l’occasion de s’insurger contre les tergiversations de l’Etat français sur l’accueil des migrants et des réfugiés. « Ce sont des enfants, des personnes qui ont fait des études. Qui veulent juste un meilleur avenir. On voit ce qu’il se passe à Calais dans un pays dit des droits de l’homme ! ».

Pour le metteur en scène Gilbert Ponté, « le mélange des cultures est une richesse. Depuis que le monde est monde, il y a toujours eu des déplacements de populations. En France, malheureusement, on a un gros problème avec l’Afrique. Quand il s’agit d’autres continents, les choses sont beaucoup plus simples ».

La carrière internationale de Saamiya Yusuf n’aura duré qu’une course. Son histoire reste singulière. Aussi singulière que chacune des 33 000 vies perdues dans la Méditerranée entre 1997 et 2017.