Sur la terrasse de Modou Sène, Guet Ndaar, Saint-Louis au Sénégal, le 30 janvier 2018. / MATTÉO MAILLARD / « Le Monde »

C’est une histoire vieille comme la mer. Un combat de titans au ralenti. L’inexorable montée des eaux favorisée par le réchauffement climatique vient vague après vague, sac avant ressac, grappiller des mètres de terre. L’urgence et le danger d’un tel phénomène se mesurent mieux à hauteur d’homme. Près de la ville de Saint-Louis au Sénégal, en discutant avec un pêcheur comme Modou Sène. Il se tient droit au milieu de sa chambre à coucher. Enfin, ce qu’il en reste. Autour de lui, les pans des murs se sont effondrés. Ne subsiste qu’un sol carrelé qui dégringole sur la plage en dessous. Modou se rappelle l’époque où devant sa maison, il y en avait deux autres, puis un terrain de football où jouaient les jeunes du quartier, et là-bas, à 100 mètres, accostaient les pirogues colorées des pêcheurs.

Des enfants jouent sur d’anciennes fondations à Guet Ndaar, Saint-Louis, Sénégal, le 30 janvier 2018. / MATTÉO MAILLARD / « Le Monde »

Désormais les vagues lèchent les flancs de sa maison et ses collègues tirent leurs barques devant sa chambre. Il est loin d’être le seul dans le quartier de Guet Ndar à voir la menace monter jour après jour. Les pertes sont estimées de 5 à 6 mètres de plage chaque année selon une étude d’Egis et de la Banque mondiale datant de 2013. A 50 mètres de là, l’école Cheikh Touré a perdu une salle de classe, effondrée une nuit de forte houle. Les exemples sont nombreux le long de la langue de Barbarie. Ce banc de sable de 25 kilomètres et de 300 mètres de large situé dans l’estuaire du fleuve Sénégal débordant la frontière mauritanienne forme une barrière naturelle entre la ville de Saint-Louis et l’océan Atlantique. Face à la houle marine et aux crues du fleuve, les habitants ont dû fuir ou s’entasser, faisant de Guet Ndar le troisième quartier le plus densément peuplé du monde avec 30 000 habitants par kilomètres carrés. Huit cents familles, soit environ 10 000 personnes, sont menacées.

Réfugiés climatiques

Abdou Gueye est de ceux qui ont dû partir, par une nuit de tempête en août. « Une grosse vague est entrée dans notre maison et a emporté nos affaires, se souvient-il. Nous nous sommes réveillés les pieds dans l’eau. Nous avons eu de la chance ; des voisins ont été blessés, un enfant a pris un pan de mur sur l’épaule. » Quand les autorités se sont rendu compte que l’électricité des maisons risquait d’entrer en contact avec l’eau, elles ont décidé d’évacuer 145 familles de Guet Ndar et Gokhou Mbathie.

D’abord installées deux mois dans la cour d’une école, elles ont ensuite été déplacées dans des tentes bleues sur un terrain vague aux abords de l’aéroport de la ville, à 9 kilomètres de l’océan, le camp de Khaar Yallah. « Ici, c’est mauvais, s’exaspère Léna Diop, 26 ans. Nous n’avons pas de toilettes, pas de couvertures, peu d’eau, peu de nourriture. Il fait trop chaud la journée, trop froid la nuit, et nos enfants font de l’asthme. La terre est salée, nous ne pouvons pas cultiver. Les hommes ont du mal à se rendre à la pêche, nous sommes trop loin de la mer… quatre mois que cela dure. »

Sans école, les enfants jouent et se chamaillent dans les travées entre les tentes. A l’intérieur, deux familles vivent, soit plus de dix personnes pour quelques mètres carrés. « Nous n’avons que le strict minimum pour l’existence, lance Abdou Gueye. Le préfet nous a oubliés, alors nous avons décidé d’agir. Quand le président Macky Sall viendra samedi avec Macron, nous irons protester dans l’eau, là où étaient nos maisons, quitte à s’y noyer. »

Abdou Guey, à gauche, et Léna Diop, à droite, réfugiés climatiques dans le camp de Kaar Yallah, à Saint-Louis, au Sénégal, le 31 janvier 2018. / MATTÉO MAILLARD / « Le Monde »

Face à la brèche

Les pêcheurs de Saint-Louis savent que de toute façon leur subsistance est menacée. Le problème est ancien mais s’est accéléré en 2003, lorsque le président d’alors, Abdoulaye Wade, décide de creuser une brèche dans la langue de Barbarie, à 10 kilomètres au sud de Saint-Louis, afin d’évacuer les eaux en crues du fleuve Sénégal qui inondent la ville. La brèche est construite à la hâte, en une nuit, par une entreprise marocaine. Ce qui ne devait être qu’un canal de délestage devient rapidement un nouveau bras de mer. L’océan s’engouffre dans l’estuaire. De quatre mètres de large, la brèche s’élargit à 80 mètres en deux jours. Aujourd’hui, elle mesure plus de six kilomètres. Les habitants de la ville la surnomment « le mouroir des pêcheurs ». Mais cette brèche n’a pas compromis que l’activité halieutique. La salinisation du fleuve a aussi bouleversé les nombreux écosystèmes de la lagune du Gandiol, elle a rendu la nappe phréatique impropre à la boisson et les riches maraîchages de la région inexploitables.

Plusieurs villages de la côte ont déjà été engloutis par la montée des eaux. Face à la brèche, il ne subsiste qu’un souvenir de Keur Bernard, hameau de 250 âmes poussées à l’exil. Il y a quelques années encore on voyait les minarets de la petite mosquée émerger des vagues. Aujourd’hui, tout a sombré. Le sort de Doun Baba Dieye, 700 habitants, fut semblable. Mais l’un de ses anciens résidents a décidé d’entrer en résistance. Ahmet Segne Diagne veut reconquérir sa terre et a engagé un ambitieux plan de reboisement.

« Je n’ai pas de diplôme d’ingénieur ou de biologiste mais je connais mon environnement », affirme-t-il. Dès 2012, il décide de planter des filaos, des brise-vent, et reconstitue des mangroves sur les îlots à demi-engloutis. Les plantes réduisent la salinité des sols. Il décroche un microcrédit de 2 millions de francs CFA (3 049 euros) du Fonds pour l’environnement mondial (FEM), renouvelable chaque année. Depuis lors, il a planté 4 000 pieds de filaos à Keur Bernard et a arraché dans tout l’estuaire 400 hectares de terre à la mer. « J’ai expliqué au maire de la ville que quand il y aura plus d’espace, il pourra rétablir des villages. »

Ahmet Segne Diagne retire un plastique dans sa plantation de filaos sur la langue de barbarie, Saint-Louis, Sénégal, 31 janvier 2018. / MATTÉO MAILLARD / « Le Monde »

Un barrage contre l’Atlantique

C’est aussi lui qui a été, en 2005, l’un des premiers à proposer la construction d’une digue afin de lutter contre l’élévation du niveau de la mer. Il imagine le plan d’une structure en demi-cercle qui créerait des poches d’eau autour de la lagune. « Pour l’instant, je fais le pied de grue devant la mairie, j’attends une audience, mais c’est difficile. » Les autorités se sont penchées tardivement sur un plan de secours. Elles privilégient l’urgence, c’est-à-dire la menace d’effondrement des maisons de la langue de Barbarie. En novembre 2017, les travaux d’une digue de 3,5 km ont été lancés entre les quartiers de Guet Ndar et Gokhou Mbathie. Un projet financé par l’Etat sénégalais à hauteur de 3,7 milliards de francs CFA et réalisé par Eiffage.

« Nous construisons une digue en terrassements composée de geobags de 5 tonnes de sable et des gabions remplis de pierres », explique Frédéric Pinson conducteur des travaux. L’ouvrage fait 1,60 mètre de hauteur et permet d’atténuer l’érosion côtière et de protéger des vagues les fondations des bâtisses. L’enjeu est de taille, on estime que sans protection, la langue de barbarie pourrait disparaître d’ici trente à cinquante ans. Il n’y aurait plus aucun rempart pour protéger Saint-Louis, « la Venise africaine », classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2000. « Cette digue n’est pas prévue pour sauver Saint-Louis, lance M. Pinson. C’est une solution d’urgence en attendant l’étude de courantologie menée par Egis International. Leurs résultats devront être publiés d’ici une année, alors nous pourrons imaginer un projet à long terme. »

Si tout se passe bien, la digue d’urgence sera terminée dans une année. Cela ne rassure pas Modou Sène. « Quand nous entendons les vagues la nuit, nous nous disons que demain sera peut-être le jour sinistre où l’océan nous poussera loin de chez nous. »

La digue d’urgence contre l’érosion côtière en construction à Gokhu Mbathie, Saint-Louis, Sénégal, le 31 janvier 2018. / MATTÉO MAILLARD / « Le Monde »