« Pour 15 euros par mois, on donne accès à 2 000 jeux. C’est honnête », se félicite Oscar Barda, directeur éditorial de Blacknut. Cette start-up rennaise a inauguré son service de jeu en streaming mi-janvier, et vise 300 000 utilisateurs en France d’ici 2020.

Blacknut est loin d’être seul sur ce marché émergent : des géants du secteur, comme Sony, Microsoft ou Nvidia, ont lancé ces dernières semaines leurs propres offres en abonnement. Le début d’une révolution ? « D’ici trois ou quatre ans, cela représentera 50 % du marché », pronostique Thomas Grellier, directeur associé et cofondateur de l’Ecole de management des industrices créatives (EMIC).

Le jeu en streaming, sur abonnement, ou « Netflix du jeu vidéo » pour les amateurs de raccourcis, c’est le leitmotiv actuel de l’industrie. Si la réalité virtuelle avait ses évangélistes et ses sceptiques, ce nouveau mode de consommation fait lui l’unanimité. Même les éditeurs pour l’instant absents de ce type d’offres y réfléchissent, à l’image du puissant éditeur français Ubisoft, qui possède déjà sa propre plateforme de distribution dématérialisée, Uplay. « Le streaming a un potentiel important de “nouvelle démocratisation” du jeu vidéo, confirme Emmanuel Carré, porte-parole d’Ubisoft, et notre rôle est d’être là où les joueurs sont. »

En retard sur la musique et la vidéo

Forfait mensuel, jeux illimités : ce nouveau type d’offre s’affirme comme une évolution naturelle pour le dixième art. « Aujourd’hui, la tendance n’est plus à la possession mais à l’utilisation, souligne Thomas Grellier. La vidéo à la demande est déjà à l’abandon, la vidéo sur abonnement a pris le relais avec Netflix et OCS, pareil pour la musique avec Deezer et Spotify. Que le jeu vidéo s’y convertisse est tout sauf une surprise : c’est désormais le modèle dominant. »

« Il y a deux ans, c’était inexistant »

Pour l’instant, le marché est encore embryonnaire. Blacknut a recruté 1 000 abonnés en France en quinze jours. Ni Sony ni Microsoft ne communiquent de chiffres, mais l’éditeur indépendant français Focus Home Interactive, qui fait 60 % de son chiffre d’affaires avec le dématérialisé, observe que l’offre de streaming de Sony représente désormais « une part non négligeable, et que l’on voit monter » de ses revenus. Elle est encore marginale, « mais il y a deux ans, c’était inexistant », rappelle Cédric Lagarrigue, son président.

D’habitude avant-gardiste, l’industrie est pour l’instant en retard sur ses cousines. La faute à son actuelle bonne santé. « La musique et la vidéo ont connu la crise, elles ont été obligées de changer de modèle économique. Le jeu vidéo, lui, est en plein pic », assure Thomas Grellier. Les raisons sont également techniques : la taille des fichiers informatiques, l’attachement des consommateurs à la qualité de la définition d’image et l’importance cruciale du temps de réaction ont également fait du jeu vidéo un des produits les plus techniquements exigeants à transvaser en streaming.

Le coup de pouce du big data et de l’IA

Ces dernières années, les infrastructures ont progressé. Côté puissance de calcul, les besoins du big data et de la recherche en intelligence artificielle ont poussé les fournisseurs de serveurs (comme Amazon, Google ou Microsoft) à équiper leur matériel en cartes graphiques pour plus d’efficacité – une évolution qui bénéficie directement au streaming de jeu vidéo, explique Oscar Barda.

Côté tuyaux, les géants des télécoms commencent à évoquer le lancement de la 5G en Occident, la fibre se déploie à vitesse grand V en Asie du Sud-Est, et l’accès à l’Internet mobile en Afrique progresse très vite. « Quand le haut débit sera démocratisé dans le monde, et ça va vite, ce ne sont plus 500 millions de joueurs PC ou consoles que l’on comptera, mais des milliards, que l’on pourra désormais toucher avec une simple télé connectée, » s’enthousiasme Cédric Lagarrigue.

Les grands groupes savent que la grande heure du jeu vidéo par abonnement n’est pas encore arrivée, mais s’y préparent méticuleusement. Sony a misé dès 2012 sur le streaming en rachetant l’entreprise Gaikai, et attendu 2017 pour lancer en France une première offre commerciale, le PS Now, aux allures de ballon d’essai. « C’est encore les débuts, le balbutiement. Sony et Microsoft essaient de respecter un calendrier, et y vont étape par étape », prévient Cédric Lagarrigue. Microsoft n’en est pas encore à l’étape streaming. « Pour que les consommateurs en profitent, il faut du haut débit, et tout le monde n’est pas encore assez équipé, notamment aux Etats-Unis. Mais on est dans les starting-blocks », explique Hugues Ouvrard, président de Xbox France.

Boycott des boutiques physiques

En coulisses, la plupart des acteurs voient d’un bon œil le passage à un modèle tout dématérialisé.  « C’est très rémunérateur, décrypte Thomas Grellier. Cela fait sauter plein de verrous liés à la distribution physique, comme les coûts de fabrication et de distribution. Et cela permet de réaliser le rêve des éditeurs, qui est de se passer du retail, ce qui augmente immédiatement la marge de 30 à 40 %. »

La possibilité, en passant, de tuer le marché de l’occasion, qui dérange tant les éditeurs. Les gérants de boutiques spécialisées, qui se rémunèrent principalement sur la revente de jeux d’occasion, ont bien compris les dangers et de ce type d’offre : en Autriche et en Angleterre, plusieurs magasins ont décidé en janvier de boycotter la Xbox One, après l’intégration des nouveautés dans le Game Pass de Microsoft.

« D’ici deux ou trois ans, il y aura déjà des morts »

Le jeu en streaming préfigure un avenir dans lequel les points de vente seraient inutiles, et même les consoles facultatives. L’objectif, à terme, devrait moins être d’écouler des machines que de vendre des abonnements. « On envisage le jeu vidéo de la manière la plus large possible, du PC au mobile. A terme, on doit être plateforme-agnostique, sans sacrifier la console, où sont les gameurs », précise Hugues Ouvrard.

A terme, leurs concurrents ne s’appellent plus forcément Nintendo ou Apple, mais Amazon et Facebook, qui ont multiplié ces dernières années les investissements en matière de jeux vidéo. « C’est excitant en ce moment parce qu’il y a beaucoup de mouvement. On assiste à une course pour être le premier, mais d’ici deux ou trois ans, il y aura déjà des morts », prévient Oscar Barda.

Convaincre les éditeurs

Le nerf de la guerre ? Le catalogue. Le monde du streaming repose sur un modèle économique radicalement différent de la vente classique à l’unité, celui du pool split. Le chiffre d’affaires global généré par les abonnements est reversé pour partie au propriétaire du service pour couvrir ses frais de fonctionnement (marketing, serveurs, etc.), pour l’autre aux détenteurs des droits, généralement en fonction du nombre de minutes jouées.

Pour l’instant, difficile de convaincre les éditeurs de rejoindre des offres à l’audience encore limitée, alors que leurs blockbusters génèrent plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires en vente à l’unité. C’est pourquoi leurs services restent pour l’instant surtout composés de jeux déjà sortis depuis un ou deux ans, ou dont le modèle économique repose sur le nombre d’utilisateurs actifs et les microtransactions, comme c’est souvent le cas dans l’e-sport.

Il arrive toutefois que Sony ou Microsoft déboursent une somme rondelette – plusieurs millions d’euros – pour s’assurer l’exclusivité de quelques blockbusters bankables, comme Resident Evil 6 ou Red Dead Redemption, à même de recruter de nouveaux abonnés. Et à terme, les nouveautés des éditeurs telles que FIFA ou Call of Duty pourraient rejoindre ces offres, comme c’est désormais déjà le cas pour les jeux maison de Microsoft. « Les grands éditeurs observent ce qui va se passer au lancement de nos titres. On montre l’exemple », assume Hugues Ouvrard.

Des offres qui se cherchent

Pour l’industrie, la principale question est celle du prix de l’abonnement. L’offre PS Now a été lancée à 17 euros, 70 % plus cher que les autres services en streaming comme Netflix, Spotify, OCS ou Deezer, qui fonctionnent sur un système quasi identique. Thomas Grellier n’exclue pas l’arrivée, à terme, d’offres premium permettant d’accéder à toutes les dernières nouveautés.

L’objectif est notamment de réussir à financer de grosses productions, comme Netflix s’y emploie. Sauf qu’en jeu vidéo, celles-ci peuvent coûter 50, 70 voire 100 millions d’euros. « Dans le jeu vidéo, les coûts de production sont énormes : faire un jeu, ça coûte bien plus que faire un album, argue le président de Focus. C’est pourquoi il va y avoir du tatonnement pour trouver le bon modèle. »

A 15 millions de dollars (12 millions d’euros) en moyenne par épisode – un record –, la saison 8 de Game of Thrones devrait coûter environ 90 millions de dollars à la chaîne HBO. A lui seul, le dernier épisode de Grand Theft Auto en a nécessité 265 millions, et la facture augmente à chaque nouvelle console.