Après une frappe du régime, à Idlib, le 4 février. / OMAR HAJ KADOUR / AFP

Journaliste de profession, Akram Al-Ahmad a fondé le Syrian Press Center (SPC), un centre de formation au journalisme qui a permis de former plus de 450 journalistes en Syrie en sept ans, grâce notamment à des fonds de certains Etats européens. Habitant d’Idlib, une région encore aux mains de l’opposition dans le nord de la Syrie, Akram Al-Ahmad a été témoin de l’offensive lancée par le régime depuis décembre 2017. Un véritable déluge de feu s’abat depuis le 4 février sur la province, avec des bombardements qui ont fait des dizaines de morts. Onze cas de suffocation ont été rapportés à Saraqeb, les habitants et des médecins sur place faisant état d’un « gaz toxique » répandu sur la ville, probablement de la chlorine, une arme utilisée à de multiples reprises par le pouvoir syrien. De passage en France, Akram Al-Ahmad alerte sur la situation à Idlib.

Que cherche à faire le régime syrien dans la région d’Idlib ?

C’est le scénario à la Grozny. Ils veulent tout détruire pour, ensuite seulement, parler du cadre politique. La trêve d’Astana n’a jamais été mise en œuvre. Pendant la conférence de Sotchi aussi, ils ont continué à bombarder, moins, mais ils bombardaient. Puis ça s’est à nouveau intensifié. Le chef de la base militaire russe de Hmeimim a dit, à Sotchi, qu’ils frappaient les « terroristes ». C’est un mensonge. Ils bombardent tout, leurs frappes ne sont pas du tout ciblées. Des gens meurent chaque jour. Certains avaient même passé des trêves locales avec les Russes, qui n’ont pas été respectées.

Depuis le début de leur offensive, en octobre 2017, le régime a avancé depuis Hama en direction d’Idlib, en évitant la zone où se trouve Daech. Il ne les attaque pas. En quelques mois, non seulement le régime, mais aussi Daech, a gagné du terrain sur l’opposition. Daech avance en parallèle du régime, vers le nord également. Dans le mois qui s’est écoulé, le régime a repris 110 villages et Daech 70 villages. Plus de 350 000 personnes ont été expulsées des poches prises par le régime. Chaque jour, des gens affluent vers Idlib. Il n’y a que 5 % de la population présente à Idlib qui en est réellement originaire.

Quelle est, selon vous, la stratégie du régime ?

Il y a 5 000 soldats loyalistes qui sont encerclés à Kefraya et Foua [deux localités chiites au nord d’Idlib]. Le régime avance en direction de ces deux villages depuis le sud et depuis Lattaquié. Il ne va pas attaquer directement la région d’Idlib, car ce sont des zones montagneuses qui sont difficiles à prendre. Ils cherchent à l’assiéger et à l’isoler de la frontière turque. Trois millions de personnes vont être victimes de ce siège. Le scénario d’Alep va se répéter. En parallèle, Daech avance. Le régime va les utiliser pour faire un passage vers Idlib et les laisser attaquer la ville. S’il y a une trop forte réaction internationale, ils peuvent sortir la carte de l’Etat islamique à Idlib pour justifier leur siège.

Le problème est que les groupes de l’opposition sont divisés. Même au sein de Tahrir Al-Cham, il y a des divisions. Les forces de l’opposition ont 5 500 soldats (un tiers Jabhat Al-Nosra, ancien nom du groupe lié à Al-Qaida, et deux tiers de l’Armée syrienne libre) face à 100 000 hommes du régime. L’Armée syrienne libre a refusé de participer à la bataille, mais plus de 50 000 manifestants sont descendus dans les rues pour leur demander d’intervenir. Ils ont participé aux combats deux jours, puis ont arrêté. Les civils se mobilisent pour constituer des troupes de résistance, comme à Saraqeb, où 3 500 hommes se sont mobilisés, tandis que les familles ont fui vers le nord.

La région d’Idlib est sous la coupe d’un autre groupe djihadiste lié à Al-Qaida, Tahrir Al-Cham. Quelles sont les relations entre ce groupe et la population ?

Ses soutiens populaires ont diminué, car il n’a pas participé aux combats de manière efficace et a fait des erreurs vis-à-vis des civils. Il y a eu des arrestations et des pressions sur les organisations de la société civile comme les conseils locaux, les journalistes. Il a essayé de créer des institutions parallèles avec un gouvernement provisoire. Les conseils locaux ont refusé d’en dépendre. Il a instauré des « conseils de la choura » dans tous les villages, mais ils n’ont pas été efficaces, ainsi que des écoles, mais ça n’a pas fonctionné. Les gens continuent d’envoyer leurs enfants dans les écoles où les professeurs sont des fonctionnaires payés par le régime. Une partie va même dans les zones du régime pour passer les examens.

Tahrir Al-Cham a essayé de créer un centre médiatique parallèle, mais rares sont les journalistes qui l’ont rejoint. Les autres ne peuvent pas couvrir les zones sous leur contrôle. Tous ceux qui parlent de sujets comme le financement, le pouvoir et les dirigeants sont arrêtés pour actes de trahison. La population manifeste régulièrement contre Tahrir Al-Cham et la corruption. Des manifestations ont encore eu lieu vendredi.

Le régime a aidé Jabhat Al-Nosra et Daech. Il leur a livré des casernes sans se battre. Des transporteurs du régime sont liés au commerce du blé et du pétrole de Tahrir Al-Cham. Depuis le début, l’opposition dit que Daech a été fabriqué par le régime. Il a formé Al-Qaida pour attaquer les Etats-Unis en Irak et en Syrie dans les années 2000. Le premier étage de la prison de Sednaya était réservé aux islamistes qui avaient un traitement de faveur. C’était une pouponnière d’islamistes d’où sont sortis les dirigeants actuels de Daech, de Jaïch Al-Islam, de Jabhat Al-Nosra. Le régime les a libérés au début de la révolution pour faire passer la révolution pour une lutte islamiste. Ces groupes ont reçu des armes lourdes et de l’argent. Le régime leur a laissé Rakka avec des banques remplies d’argent.

Quel message portez-vous au public français que vous rencontrez ?

Je veux faire connaître le mouvement civil et démocratique en Syrie, qui est totalement absent des médias et de la tête des gens. Tous pensent que Idlib, ce n’est que Daech et Tahrir Al-Cham. On ignore qu’il y a une importante société civile : des conseils locaux, des organisations non gouvernementales. Il y a une confrontation permanente avec Tahrir Al-Cham. A Idlib, 600 notables et intellectuels ont constitué le Conseil politique, élu leur direction, qui s’est opposée à Tahrir Al-Cham à de nombreuses reprises. La multiplication des pouvoirs du fait de la guerre fragilise la société civile et la met en danger.