Des promotions sur le Nutella ont suscité de violentes bousculades en supermarchés, fin janvier. / DAMIEN MEYER / AFP

Chronique Phil d’actu. Fin janvier, de super-promotions sur le Nutella puis sur les couches Pampers dans les magasins Intermarché ont dégénéré en émeutes. Filmées, ces scènes, dignes des fameux « Black Fridays » américains, ont fait le tour des réseaux sociaux et de la presse. Et chacun de s’interroger sur le sens que cela peut avoir de se mettre dans des états pareils pour si peu. Ou encore sur les causes économiques et psychologiques de cette violence typique des périodes de pénurie… dans une époque d’abondance comme la nôtre.

Une chose est certaine : personne n’a fait l’erreur de prendre ce problème à la légère. Tout le monde y a vu un symptôme, y compris le patron d’Intermarché, Thierry Cotillard. Mais un symptôme de quoi exactement ? De la précarité et du chômage, comme l’ont affirmé Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon ? Du mépris pour des consommateurs « infantilisés et partant, ridiculisés par ces supermarchés » (qui ont organisé le promotion sous forme de chasse au trésor), comme l’a estimé Guillaume Erner sur France culture ? Ou encore, toujours selon Guillaume Erner, qui est aussi docteur en sociologie, de « la nature même de la société de consommation, [qui] repose non sur des besoins mais sur des envies, [...] des désirs très forts, que la société de consommation suscite et frustre dans le même temps » ?

Le nouvel hédonisme

Il faut bien comprendre que nous vivons depuis plus de cinquante ans dans une société qui a assimilé le bonheur au bien-être, et le bien-être au toujours-plus de biens possédés. Cet idéal correspond à celui des Trente Glorieuses, à l’augmentation du pouvoir d’achat, à la démocratisation des appareils électro-ménagers et des voitures. Il correspond à ce que Pier Paolo Pasolini appelait « le nouveau pouvoir », au « totalitarisme de la consommation » dont il disait dans ses Ecrits corsaires « qu’il est le plus violent et le plus totalitaire qu’il y ait eu, car il change la nature des gens, il entre au plus profond des consciences ».

Ce nouvel hédonisme, qui refuse toute contrainte, entre en contradiction avec les ressources réelles, aussi bien financières que naturelles, et il a conduit à la situation que nous vivons actuellement. L’injonction à la consommation se heurte au mur du porte-monnaie et produit la frustration dont « l’affaire Nutella » est un symptôme. Nous nous trouvons face à un double bind, c’est-à-dire une double pression contradictoire : d’un côté il faut consommer toujours plus et de l’autre il faut « se serrer la ceinture » (par exemple pour réduire le déficit budgétaire). Or, la psychologie aussi bien que l’éthologie nous apprennent que le double bind est un facteur important de la souffrance mentale, et qu’il conduit à des réactions irrationnelles. Se battre pour un pot de Nutella en est un exemple....

La réponse politique à cette situation est parfaitement révélatrice, puisqu’il va s’agir de réglementer les promotions… alors que l’avenir paraît incertain à un grand nombre de salariés du privé comme du public et que le dernier rapport d’Oxfam dénonce les inégalités de répartition des richesses. Le gouvernement semble préférer ne pas soumettre à la tentation plutôt que délivrer du mal.

Le repli sur la famille

Dans ce conteste, le type de produits ayant suscité ces émeutes n’est pas anodin : la pâte à tartiner et les couches-culottes correspondent à une consommation de type familial. Bien que le taux de natalité en France soit légèrement en baisse (1,88 enfants par femme en 2017 contre 1,92 en 2016, selon l’Insee), il reste le plus élevé d’Europe. Et la famille tient la première place parmi les valeurs des Européens et des Français. Tout laisse à penser que dans cette période d’instabilité, le repli sur la famille soit une solution psychiquement confortable pour beaucoup de gens. A l’encontre de ce qu’écrivait le philosophe Dany-Robert Dufour dans Le Divin Marché :

« Si la famille ne fonctionne plus selon une distribution nécessaire de rôles marqués, elle tend alors en effet à se désinstitutionnaliser – ce qui n’implique pas la disparition de la famille, mais sa banalisation. De groupe structuré par des pôles et des rôles, la famille devient un simple groupement fonctionnel d’intérêts économico-affectifs : chacun peut vaquer à ses occupations propres, sans qu’il s’ensuive des droits et des devoirs spécifiques pour personne. Ce qui se solde par la fin des rituels familiaux classiques. »

Autrement dit, alors même que la famille ne fonctionne plus en tant qu’institution avec ses règles et ses rites (comme le repas en commun par exemple), elle n’en demeure pas moins non seulement une énorme préoccupation (comment nourrir sa famille), mais aussi le lieu privilégié dans lequel l’injonction à la consommation peut s’exercer. C’est dans la famille qu’on est censé trouver le calme et le confort qui manque dans le monde extérieur (principalement celui du travail), et ce confort, comme nous l’avons vu, ne peut advenir que dans la consommation.

Là encore, Pasolini avait vu juste quand il écrivait, en 1974 :

« La famille est redevenue ce puissant et irremplaçable centre infinitésimal qu’elle était jadis. Pourquoi ? Eh bien ! parce que la société de consommation a besoin de la famille. Un individu peut ne pas être le consommateur que souhaite le producteur ; il peut être un consommateur irrégulier, imprévisible, libre de ses choix, sourd, et, qui sait, capable de refuser, de renoncer à cet hédonisme qui est devenu la nouvelle religion. »

Un individu seul peut facilement renoncer à son Nutella (et a priori n’a pas besoin de couches-culottes Pampers), mais comment peut-il frustrer le désir de ses enfants, surtout quand Intermarché lui propose une réduction de 70 % ? Ce qui est terrifiant, c’est qu’il soit près pour cela à participer à une chasse au trésor ridicule et avilissante.

Les « élites » ne sont pas en reste

Si l’affaire Nutella révèle au grand jour la souffrance des classes populaires (par définition plus soumises que les autres à la contradiction du nouvel hédonisme, du fait de leurs revenus), il me semble qu’il est trop réducteur de n’y voir que le problème de la précarité (sans en nier la réalité pour autant). Car ce serait prendre le risque d’assimiler violence et « populace », dans une rhétorique classique de la bourgeoisie qu’a très bien décrite Usul dans une vidéo pour Mediapart. Or les « élites » riches et éduquées ne sont pas moins soumises au « totalitarisme de la consommation ».

Tout ça pour du Nutella, par Usul
Durée : 11:48

Toute l’effervescence autour du bio ou des alimentations « alternatives » (veganisme, régime paléo ou crudivore) témoigne d’un autre aspect du totalitarisme hédoniste : la création « d’un troupeau [dont] chacun de ses membres se croit absolument libre alors même qu’il est entièrement télécommandé, conduit par une puissante et invisible main de fer » (Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché). Vouloir maîtriser son alimentation est bien sûr une bonne chose, et certains arguments, notamment des vegans, peuvent s’entendre, mais certains ne voient pas (ou refusent de voir) qu’il y a contradiction à se faire livrer un plateau repas « paléo » (c’est-à-dire inspiré du régime de l’homme au paléolithique) dans une barquette en plastique ; ou, comme j’en ai fait l’expérience récemment, qu’un magasin « bio » puisse, sans rougir, proposer un déodorant à la pierre d’alun… du Panama ! Pour le respect de l’environnement, il faudra repasser.

Dans un cadre plus ou moins feutré, la violente injonction à consommer touche toutes les strates de la population. Il est trop facile de se croire le seul individu libre et autonome face à une masse affamée d’huile de palme. Lutter pour un partage plus équitable des richesses et une production plus respectueuse de l’environnement doit passer par une remise en cause de ce qui n’est pas seulement un modèle économique, mais une véritable culture. Sans quoi, notre idéal de vie restera pour toujours une couche Pampers pleine de Nutella…

Un peu de lecture ?

  • Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Champs Flammarion, 2009
  • Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Folio Gallimard, 2012

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.