C’est une décision qui écorne la thèse selon laquelle Europe rime nécessairement avec moins-disant social. Mardi 6 février, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé que le certificat remis à un travailleur détaché pouvait être écarté, en cas de fraude, par une juridiction du pays accueillant ce même salarié.

Il s’agit d’une première, dont se félicite le ministère du travail français. Elle peut avoir un impact, en matière de lutte contre le travail illégal et de recouvrement de cotisations sociales, mais sa portée reste, à ce stade, malaisée à cerner.

Au cœur de l’arrêt rendu mardi, il y a donc le certificat de détachement : le salarié envoyé pour une mission à l’étranger se voit octroyer ce document par les autorités du pays où est implantée son entreprise ; le formulaire prouve qu’il est affilié à la Sécurité sociale de son Etat d’origine et que c’est à elle qu’il paiera ses cotisations, et non pas à celle du pays d’accueil.

« Une vraie inflexion »

La décision de la CJUE résulte d’une procédure pénale contre une entreprise de construction belge qui avait fait appel à des salariés détachés par des sociétés bulgares. Une enquête, conduite par un juge d’instruction belge, avait démontré que celles-ci n’exerçaient aucune activité significative en Bulgarie ; dès lors, elles n’avaient pas le droit de détacher de la main-d’œuvre dans un pays tiers. Elles avaient néanmoins obtenu des autorités bulgares que soit délivré à leurs personnels un certificat de détachement, ce qui permettait de les faire travailler en Belgique tout en les affiliant à la Sécurité sociale bulgare. L’inspection sociale belge avait demandé à la Bulgarie de retirer ces certificats. Requête infructueuse.

Parallèlement, les dirigeants de l’entreprise de construction, poursuivis par la justice pénale belge, avaient été condamnés en appel : les magistrats avaient considéré que les certificats de détachement ne s’appliquaient pas car ils avaient été obtenus frauduleusement.

Saisie de l’affaire, la Cour de cassation du royaume avait, avant de se prononcer, préféré demander l’avis de la CJUE, en lui posant la « question préjudicielle » suivante : un juge du pays d’accueil peut-il « écarter » le certificat si celui-ci a été remis frauduleusement ?

La réponse n’était pas évidente car les règles de l’Union européenne prévoient que ce document est présumé régulier et qu’il s’impose, par conséquent, aux autorités de l’Etat d’accueil. Si celles-ci veulent le remettre en question, elles doivent engager un dialogue avec le pays d’envoi, lui seul pouvant décider le retrait du formulaire incriminé.

La CJUE a jugé, mardi, qu’il pouvait en aller différemment, dès l’instant où il y a fraude et où le pays d’envoi n’en tient pas compte alors même que le pays d’accueil lui a signalé les manœuvres irrégulières.

Pour Jean-Philippe Lhernould, professeur de droit à l’université de Poitiers, cette décision « correspond à une vraie inflexion de la jurisprudence de la CJUE car elle fait tomber un dogme ». « Jusqu’à présent, poursuit-il, le juge du pays d’accueil n’avait pas la possibilité d’écarter un certificat de détachement. »

« Coopération loyale entre Etats membres »

« Cet arrêt est d’une importance considérable car il vient utilement préciser le sens de la jurisprudence européenne au sujet du caractère opposable des certificats de détachement, enchaîne MJean-Victor Borel, un avocat qui avait représenté l’Urssaf dans un dossier ayant valu à la compagnie irlandaise Ryanair d’être condamnée à 8,1 millions d’euros de dommages et intérêts. La Cour réaffirme ici le principe général selon lequel un ressortissant d’un Etat membre ne saurait frauduleusement se prévaloir du droit de l’Union, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure. Elle confirme que le principe de coopération loyale entre Etats membres de l’UE oblige les autorités compétentes de l’Etat d’accueil à tenter d’obtenir le retrait ou l’invalidation de certificats de détachement obtenus frauduleusement auprès de l’Etat d’envoi. Mais elle dit aussi que ce même principe de coopération loyale ne saurait empêcher l’autorité judiciaire de l’Etat d’accueil de sanctionner une telle fraude si le pays d’envoi s’abstient de procéder au retrait ou à l’invalidation de ces certificats de détachement. »

L’arrêt rendu mardi « ouvre des perspectives très favorables à l’aboutissement de [certaines] procédures engagées pour travail dissimulé », réagit-on dans l’entourage de la ministre du travail, Muriel Pénicaud.

« La décision de la CJUE apporte des précisions importantes pour des dossiers, portés devant des juridictions françaises, dans lesquels sont mises en cause des compagnies aériennes low cost, qui ont rattaché leurs personnels navigants au système de Sécurité sociale des pays d’envoi, abonde Etienne Pataut, professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne. L’arrêt de mardi donne aussi une marche à suivre pour les services des Urssaf qui veulent recouvrer des cotisations non payées. »

« Des incidences pratiques difficiles à évaluer »

M. Lhernould, lui, se montre prudent sur « les incidences pratiques » de la décision de la CJUE : elles « sont difficiles à évaluer car plusieurs conditions doivent être remplies pour que la justice du pays d’accueil ne s’estime pas liée par le certificat ». « Il faut notamment établir des éléments de fraude, ce qui implique de mettre en évidence des éléments objectifs mais aussi subjectifs – c’est-à-dire l’intention de se soustraire au paiement de cotisations sociales du pays de détachement », souligne-t-il.

« Avec cet arrêt, difficile de soutenir que l’on veut construire une Europe sociale et lutter contre la fraude transnationale », confie Hervé Guichaoua, un « vieux routier » du ministère du travail qui connaît très bien la problématique. A ses yeux, la CJUE procède à « une analyse purement administrative, voire technocratique, des textes » qui bride le pouvoir de contrôle et de sanction du juge français.

Pour que les certificats puissent être écartés, « l’institution de Sécurité sociale de l’Etat d’envoi doit être saisie par son homologue de l’Etat d’accueil et il faut, de surcroît, que cette même institution de l’Etat d’envoi n’ait pas répondu dans un délai raisonnable ou n’ait pas tenu compte des éléments d’information transmis par le pays d’accueil », rappelle-t-il. En d’autres termes, toutes ces conditions ne sont guère favorables à la lutte contre la fraude au détachement.