Yassine Ayari prête serment de député au palais du Bardo, siège du Parlement tunisien, le 7 février 2018. (Photo tirée du Facebook de M. Ayari). / Facebook

Une foule de supporters enthousiastes, drapeaux tunisiens en main et scandant des chants militants attendait Yassine Ayari, samedi, à l’aéroport de Tunis. De retour au pays après presque huit ans d’exil, le frais émoulu député a prêté serment, mercredi 7 février, au palais du Bardo, siège de l’Assemblée des représentants du peuple.

C’est à la mi-décembre 2017 que l’ancien blogueur de la révolution tunisienne installé en région parisienne a été élu député pour la circonscription « Allemagne » avec à peine 284 voix, soit 21 % des suffrages exprimés, et un taux d’abstention frôlant les 95 %. Une élection en pleine législature rendue possible par la démission du député Hatem Ferjani, nommé en septembre à la faveur du dernier remaniement ministériel au poste, créé sur mesure, de secrétaire d’Etat chargé de diplomatie économique.

C’est donc à la surprise générale que cet ingénieur de 36 ans a coiffé au poteau les partis dominants. Une pilule qui aurait du mal à passer. Hasard du calendrier ou manœuvre politique, à peine élu à l’Assemblée des représentants du peuple, le 217e député Ayari « découvre » que la justice militaire le poursuit pour « offense au président de la République et atteinte à la dignité de l’armée nationale ». Le procureur général de la justice militaire affirme que ces poursuites étaient engagées dès le début de 2017, l’intéressé jure n’en avoir jamais été informé. L’affaire est aussitôt dénoncée par ses partisans comme un acharnement et une instrumentalisation de la justice militaire puisque celle-ci est placée sous l’autorité du ministre de la défense. Les avocats de M. Ayari indiquent par ailleurs n’avoir jamais reçu le dossier de l’instruction militaire contre leur client. On ignore donc ce qui a pu motiver une telle poursuite.

Coups d’éclat polémiques

Ce n’est pas la première fois que Yassine Ayari a des démêlés judiciaires avec l’armée. Le conflit remonte à juillet 2014 quand quatorze soldats tunisiens sont tués lors d’un affrontement avec un groupe djihadiste sur le mont Chaambi, près de Kasserine (centre ouest). Yassine Ayari est particulièrement sensible au drame car son propre père, Tahar Ayari, un colonel de l’armée, avait été tué dans des circonstances analogues en mai 2011 dans le nord-ouest du pays. Au lendemain de la tuerie du mont Chaambi, Yassine Ayari met en cause sur sa page Facebook la responsabilité du ministre de la défense de l’époque, Ghazi Jeribi, provoquant la colère de l’institution militaire. Alors qu’il résidait en France, il est arrêté en décembre 2014 lors d’un déplacement à Tunis. Le tribunal militaire lui inflige aussitôt une condamnation à trois ans de prison pour « atteinte au moral de l’armée ». Trois mois plus tard, la peine est réduite en appel à six mois d’emprisonnement. Yassine Ayari finit toutefois par bénéficier d’une libération conditionnelle en avril 2015. Il aura passé trois mois et trois semaines de détention.

Après une telle bataille judiciaire, le blogueur revient de loin. Un détail juridique qui a aujourd’hui toute son importance : la condamnation de 2015 « ne comprenait pas de mesure de privation des droits civiques », précise-t-il. « C’est ce qui m’a permis de me porter candidat à la députation », ajoute-t-il. Il ironise sur « l’acharnement » dont il fait l’objet. L’épreuve l’a cuirassé. Aujourd’hui, il bénéficie de l’immunité parlementaire que lui confère son nouveau statut de député.

Sa taille de basketteur et son regard déterminé contrastent avec sa voix légèrement aiguë et son sourire discret. Contraint à l’exil après avoir participé en mai 2010 à une manifestation exigeant la levée de la censure sur Internet, l’ancien blogueur est aujourd’hui père de deux enfants. Sa notoriété grandit sur les réseaux sociaux – plus de 200 000 personnes le suivent – et il met un point d’honneur à répondre aux messages qu’il reçoit sur sa page Facebook, allant même jusqu’à afficher son numéro de téléphone portable.

Mais parmi tous ses compagnons « blogueurs de la révolution », Yassine Ayari est sans doute le plus conservateur sur les sujets de société. Par exemple, les homosexuels : « Je ne les aime pas », lâche-t-il ouvertement. Il précise toutefois être « contre le test anal et l’immixtion de l’Etat dans les chambres à coucher des citoyens ».

Le député cultive les contradictions. Il alterne discours argumentés et des coups d’éclat polémiques. Yassine Ayari a l’insulte facile et la justification rapide. En 2012, il avait attaqué Moncef Marzouki, le président de la République de l’époque, le qualifiant d’homme « dépourvu de virilité ». Pourtant, durant la récente campagne, il accepte le soutien de ce même M. Marzouki, pas rancunier. « J’assume toutes mes positions passées, se justifie-t-il. C’est ce que je pensais avec les éléments dont je disposais. Après, je peux toujours changer d’avis ».

En 2013, quand il voit des Femen devant la Grande Mosquée de Paris brûler le drapeau du tawhid, la profession de foi musulmane inscrite en blanc sur noir, il réagit en postant sur les réseaux sociaux une photo de lui brandissant le même drapeau au même endroit. Cet étendard deviendra des mois plus tard celui de l’organisation de l’Etat islamique (EI). Un épisode qui lui vaudra par la suite d’être accusé de sympathies djihadistes. « Mon père est mort sous les balles des terroristes, qu’on ne vienne pas me dire que je soutiens ceux qui lui ont ôté la vie ! », rétorque-t-il sans ménagement. Il ajoute que l’EI « n’existait pas à l’époque et n’avait pas encore instrumentalisé ce symbole. Avec cette image, j’entendais simplement répondre à la profanation de la profession de foi ».

Crainte d’un virage dynastique

Son élection, sa communication, son passé militant en font un individu en décalage avec ses futurs collègues parlementaires. Yassine Ayari détonne dans un paysage politique bien établi et verrouillé par le discours du « consensus » promu par la coalition au pouvoir forgée autour de l’alliance entre Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahda (« islamiste »).

Mais qu’est-ce qui a poussé le trentenaire à sortir de son exil parisien pour entrer en politique à Tunis ? « Je ne pensais pas me présenter à ces élections jusqu’à ce que la rumeur circule que Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président de la République, allait se présenter à la députation », explique-t-il. Cette hypothèse, relayée en septembre 2017 par les journaux dans un contexte de présidentialisation du régime, avait provoqué un choc dans une partie de l’opinion. L’idée de voir le fils Caïd Essebsi, « héritier » propulsé à la tête du parti Nidaa Tounès fondé par son père, entrer au Parlement – et peut-être à partir de là briguer les plus hautes fonctions – avait jugée irrecevable par Yassine Ayari. Le fils du président finalement n’entra pas en lice mais Yassine Ayari, lui, était lancé.

Découvrez notre série : Tunisie, où vas-tu ?

Que fera-t-il maintenant sous les ors du palais du Bardo ? « Le député est l’arme du citoyen contre le pouvoir exécutif », clame-t-il. Pour relever le défi, Yassine Ayari aura besoin d’un programme. Le député assure qu’un site web est en cours de finalisation « pour que les Tunisiens [lui] envoient documents, questions, critiques » à relayer dans l’enceinte parlementaire. Pour l’heure, hormis sa volonté affichée de « défendre les intérêts fiscaux des Tunisiens de l’étranger », ses propositions concrètes manquent à l’appel.