LES CHOIX DE LA MATINALE

Voici cinq livres à dévorer sous la couette, en levant le nez juste pour regarder tomber les flocons de neige.

RÉCIT. « Le Syndrome de Garcin », de Jérôme Garcin

Quand Jérôme Garcin nous emmène en visite du côté de ses aïeux, il y a le côté cour et le côté jardin. Côté cour, c’est l’hôpital où officient ses deux grands-pères, Raymond Garcin et Clément Launay. Le premier, neurologue, clinicien de génie ; le second, pédiatre, pédopsychiatre et ami de Françoise Dolto. Côté jardin, ce sont leurs maisons de campagne en Normandie, en Ile-de-France. Là-bas, pour leurs petits-enfants, ils sont Papi et Pam.

Ils sont les derniers, et l’ignorent, d’une longue lignée de médecins. On s’y est passé le bâton d’Esculape de père en fils ou de beau-père en gendre. Il y avait eu Boyer, premier chirurgien de Napoléon 1er, Roux, pionnier de la cataracte, le bon Chauffard, qui faisait de la place à Broussais pour accueillir Verlaine, et puis Guillain, médecin de Loti et ami de Bernanos.

Ça ne continuera plus. C’est fini. Jérôme Garcin va à rebours, fouille aussi loin qu’il peut dans les archives, se promène dans « le grand parc à la française des vieilles humanités » et revient à son enfance et à ses souvenirs. A Papi et à Pam. A Yvonne, sa Mamie, à Françoise, sa Mam. Que lui ont-ils laissé en héritage, à ce petit garçon endeuillé et inquiet ? Côté cour, la rigueur, le travail et l’écoute patiente, ce goût de l’excellence qui fait la réussite ; côté jardin, la foi confiante, les livres à dévorer, la bonté, la douceur. La crème blanche du saint-honoré du dimanche. Et les groseilles tièdes du soleil de l’été, cueillies dans le verger. Xavier Houssin

GALLIMARD

« Le Syndrome de Garcin », de Jérôme Garcin, Gallimard, 160 pages, 14,50 €.

ESSAI. « Les Aveux de la chair », de Michel Foucault

Lorsqu’il meurt le 25 juin 1984, à 57 ans, Michel Foucault laisse inachevés Les Aveux de la chair, quatrième tome de son Histoire de la sexualité. C’est ce volume qui est publié aujourd’hui, magnifiquement présenté et édité par Frédéric Gros. Foucault y explore avec minutie les textes des Pères des premiers siècles chrétiens, de Justin Martyr (100-165) à Augustin d’Hippone (354-430).

Et il souligne à quel point ceux-ci s’inspirent de l’éthique sexuelle des philosophes païens, dont ils reprennent l’héritage pour s’interroger sur les différentes façons de procréer, de se marier, d’envisager la virginité ou l’abstinence, dans le respect des règles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il relève qu’Augustin, tout en inventant une doctrine de la chair susceptible d’allier la procréation à la chasteté, procède à une « libidinisation du sexe » par l’introduction du concept de désir (libido) dans l’énoncé de l’éthique sexuelle.

Peter Brown, biographe d’Augustin, se demandait un jour devant Foucault, qui l’a raconté dans une conférence, pourquoi la sexualité était devenue, dans la culture occidentale, le « sismographe » de notre subjectivité. En lisant Les Aveux de la chair, on se dit que l’auteur d’Histoire de la sexualité a réussi à répondre en grande partie à cette question, qui ne sera jamais close. Elisabeth Roudinesco

GALLIMARD

« Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité 4 », de Michel Foucault, édité par Frédéric Gros, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 426 pages, 24 €.

ESSAI. « “Je”. Une traversée des identités », de Clotilde Leguil

J’existe, c’est une chose entendue. Mais qui suis-je ? Ou plutôt, quel est ce « je » que je suis ? « En ce moment singulier, qui est celui d’un changement de monde », le goût de soi-même, le développement de ce qui rend ce « je » unique deviennent, selon la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil, des valeurs fantômes, dont on ne comprend même plus ce qu’elles recouvraient au juste.

L’affirmation de soi semble pourtant se multiplier, s’infiltrer partout, se revendiquer en permanence, « je » tonitruant des réseaux sociaux, des selfies, des demandes de reconnaissance. Mais ce « narcissisme de masse » nous pousse à construire notre identité en fonction de sa capacité à s’emboîter dans celle des autres. A cette assignation, l’auteur oppose le « je » de « notre histoire en tant qu’elle nous échappe », de « notre désir en tant que nous le méconnaissons », et ce qui constitue une liberté vitale : la liberté de n’être rien – rien de défini, rien de définitif – et, partant, de pouvoir jouer avec tout. Florent Georgesco

PUF

« “Je”. Une traversée des identités », de Clotilde Leguil, PUF, 240 pages, 17 €.

ROMAN. « Phénomènes naturels », de Jonathan Franzen

C’est une famille blanche, anglo-saxonne, protestante et parfaitement dysfonctionnelle. Le fils, Louis, et sa sœur Eileen ont beau vouloir se comporter ensemble comme des adultes, ils sont trop « super différents » pour qu’Eileen ne fasse pas semblant de n’avoir « aucun lien de parenté » avec Louis. Dans leur entourage, la mère est superficielle, le père fume, la grand-mère a « viré new age ». Et, comme si ça ne suffisait pas, un séisme vient secouer le clan lorsqu’on apprend, à la mort de la vieille dame, qu’elle laisse derrière elle une fortune.

Publié aux Etats-Unis en 1992 – Franzen a alors 32 ans –, ce deuxième roman n’a pas encore l’envergure des Corrections (2001) ni la puissance de Freedom (2010) mais, bien qu’inégal, contient en germe cet immense talent pour dire tout ce qui secoue, isole, fragilise, depuis l’éclatement de la famille jusqu’aux vrais tremblements de terre en passant par les convulsions du capitalisme. Florence Noiville

L’OLIVIER

« Phénomènes naturels » (Strong Motion), de Jonathan Franzen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, L’Olivier, 688 pages, 25 €.

ROMAN. « Keila la Rouge », d’Isaac Bashevis Singer

A Varsovie, le petit peuple de la rue Krochmalna l’appelle Keila la Rouge, à cause de sa chevelure flamboyante et de son tempérament de feu. C’est une prostituée experte et une tout aussi grande amoureuse. Un soir, elle rencontre Yarmi, voleur émérite et proxénète. Au lendemain de leur première nuit, ils se marient et connaissent les débuts exaltants d’une union placée sous le signe d’une peu conventionnelle liberté amoureuse. Keila peut enfin aborder la vie à laquelle elle aspire plus que tout : se consacrer à l’homme qu’elle aime, accéder à une vie honorable et échapper au châtiment divin qui la hante.

Mais dans les contes, en particulier ceux d’Isaac Bashevis Singer (1902-1991, prix Nobel de littérature 1978), dont ce livre est un inédit, surgit toujours un prédateur qui transforme les chaumières en taudis, et l’harmonie en chaos. Keila subira viol et humiliations, elle perdra Yarmi, poursuivra sa route, aimera à nouveau avec la même ardeur et la même sincérité, connaîtra l’exil, retrouvera Yarmi, le quittera… Avec Keila et Yarmi, Singer rappelle que la société juive polonaise d’avant le désastre était une humanité excentrique, joyeuse et souffrante, peuplée de voyous, de rabbins et de fervents révolutionnaires. Tous à la recherche d’un ancrage que l’Histoire ne leur offrira pas. Eglal Errera

STOCK

« Keila la Rouge » (Yarmi un Keile. Yarme and Keyle), d’Isaac Bashevis Singer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay, Stock, « La cosmopolite », 426 pages, 23 €.