Un père vient de mourir et le fils, transi dans le cimetière, sait déjà que le défunt « n’habite pas cette tombe » où on le glisse. « Nos morts nous constituent », écrit le narrateur à propos de ce disparu qui ne le lâchera plus. Il hante, survivance tyrannique, ses jours comme ses nuits, colocataire de ses insomnies, venu y creuser par effraction sa vraie sépulture. Avec Les Lendemains d’hier (éd. Elyzad), Ali Bécheur, l’un des auteurs majeurs de la littérature tunisienne contemporaine, signe un roman – son huitième – dédié à l’empire de la filiation : l’histoire de la vaine révolte d’un fils face à l’« absent toujours présent ».

Un monologue insurgé

Ce livre narre un combat exténué. Comment exister devant un père monumental, enfant de barbier de la médina devenu à force d’études une étoile du barreau de Tunis, défenseur des patriotes dressés contre la France puis notable après l’indépendance de 1956 ? Comment le combler, le flatter, quand on préfère le foot à la classe, la plage à la géométrie, les filles aux dictées ? Ainsi s’étire une poignante complainte, trop lucide pour être éplorée, celle d’un fils qui a grandi avec la peur de décevoir sa majesté de père, la douleur lancinante d’être affligé d’« un manque que rien ne comblerait ».

Ce père-là n’a jamais été un grand causeur à domicile, chiche de ses mots – paradoxe du ténor –, mais ses regards en disaient déjà trop. Le fils y lit le dépit : « Mauvais fils. » « Pourquoi ? Parce que je n’étais pas le fils dont tu rêvais ? » Alors il espère la rémission dans l’exploration de la mémoire du père, trame rafistolée à partir de « petits rien » car le taiseux a peu dévoilé de lui. « Je sais ce que tu penses. Que je fabule […], que je défigure ta mémoire. La faute à qui ? La faute à ton silence, à la muraille derrière laquelle tu t’es retranché. »

C’est un corps à corps, un pugilat avec l’absent, un monologue insurgé qui évoque le Syngué sabour d’Atiq Rahimi (POL, 2008). L’exercice apaise au bout du compte, car donner une voix à un amour aphone, dire le silence, c’est déjà un peu se libérer. Mais quel jeu de massacre au fil de cet affranchissement ! Ali Bécheur règle ses comptes avec l’imposture de la mémoire, cette chimère, cette mystification littéraire. Quand il retourne dans la maison du père, il ne voit que des « volets tirés » et un « mûrier desséché ». Tout a été englouti, il ne reste plus rien. Exhumer l’enfance, cette « insincérité », n’est à ses yeux qu’affabulation. Il rêve d’une « mémoire du vide ».

La chair, scandale politique

Est-ce la coquetterie du mémorialiste ? Car Ali Bécheur a fait son œuvre d’archéologue, fouillant le privé et excavant le collectif, divulguant du coup une magistrale histoire subjective de la Tunisie en marche. Le lecteur suit Si Omar – le père – dans le grand tourbillon de l’émancipation d’un peuple qui ne souffre plus le joug colonial et l’arrogance des « prépondérants », comme s’appelaient alors les Français du protectorat pour se distinguer de la masse indigène. Le fils-narrateur ne comprend guère les batailles d’adultes mais ce qu’il voit, ce qu’il vit physiquement, c’est la brutalité de la frontière qui se dresse dès que le sexe mûrit.

La bande de copains du quartier, celle du foot et des baignades, où s’entremêlaient le Français, l’Arabe, le Maltais et le Sicilien, soudain se scinde quand fleurissent les filles. « Bernard, Nino, César, Daniel, Eric pouvaient bander prépondérant, quant à moi je devais bander arabe. » Ainsi se déchire l’illusion d’une fraternité qui vient se fracasser sur le grand tabou de la chair, ce scandale politique. Ali Bécheur n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il balaye ce spectre des émotions, intimes et sociales. L’enquête sur le père déroute soudain, voie sans issue. Elle bifurque sur le fils s’éveillant à son siècle jusqu’à faire mentir l’auteur qui avait – sans trop y croire ? – prophétisé « une mémoire du vide ».

Les Lendemains d’hier, Ali Bécheur, éd. Elyzad, Tunis, 2017, 272 pages, 19,90 euros.