La chaîne YouTube « Le joueur du grenier » s’est spécialisée dans la découverte de vieux jeux médiocres. Une manière d’archiver la mémoire du jeu vidéo, alors que les cartouches sont menacées à terme d’oxydation. / Capture d'écran

Et si, d’ici deux cents ans, les vidéastes star comme Squeezie, PewDiePie et le Joueur du grenier constituaient la ressource première des historiens du jeu vidéo ? C’est la thèse, provocatrice, qu’a défendue Carl Therrien, professeur agrégé au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’université de Montréal, lors d’une conférence mardi 6 février à l’université Sorbonne-Nouvelle de Paris.

A long terme, la conservation des jeux et surtout l’assurance de pouvoir y jouer n’est pas garantie. Les composants centraux d’une cartouche de jeu commencent à s’oxyder à partir de trente à cinquante ans. Pour les supports optiques, la durée de vie théorique est de cent ans, mais l’oxydation peut débuter dès une vingtaine d’années.

« Les jeux vidéo vont tous mourir, dans quelques générations, d’énormes problèmes d’accessibilité se poseront », prévient Carl Therrien, en citant Best Before : Videogames, Supersession and Obsolescence, de James Newman (2012, non traduit).

Consoles sous verre

Pour Carl Therrien, les consoles exposées sous verre au Computerspiele Museum de Berlin, sans que l’on puisse les faire fonctionner, sont comme des « sarcophages ». Il leur oppose le Pelimuseo, le musée finlandais du jeu vidéo. Non seulement plusieurs machines sont à disposition des visiteurs, mais dans des salles aménagées à la manière de leur époque. « C’est important de récrer une partie du contexte de jeu, cela permet de mieux saisir comment on jouait », relève-t-il. Nul ne garantit toutefois que demain, ce musée soit techniquement encore en mesure d’être jouable.

Contre l’oxydation des jeux, une autre conservation de la mémoire du jeu vidéo existe : c’est celle que l’on retrouve sur Internet via les émulateurs. Mais elle présente elle aussi un biais : leurs programmeurs se concentrent sur les consoles stars, généralement américaines et japonaises. Demain, des jeux majeurs sur des plates-formes mineures pourraient tout simplement disparaître à jamais, faute de logiciel spécial pour y jouer quand leur version physique ne sera plus exploitable.

Même les émulateurs existants peuvent être de faux amis. Il donne l’exemple d’un ordinateur contemporain qui ferait tourner le Doom original : entre ses soixante images par seconde, ses couleurs claires et ses textures en haute définition, témoigne-t-il encore de l’expérience d’un utilisateur d’époque, pour qui le jeu était lent, sombre et pixelisé ?

« Capturer des traces de joueurs en train de jouer »

D’une manière générale, observe Carl Therrien, « le problème est qu’on n’a accès qu’à des données partielles et partiales ». Un biais bien souvent observé du côté des collectionneurs, qui se font essentiellement l’écho des machines à succès sorties sur leur territoire. Et de donner l’exemple de la PC Engine, carton au Japon mais flop aux Etats-Unis, où elle est mal conservée, mal documentée et, fatalement, souvent oubliée.

En revanche, du côté des auteurs de livres d’histoire du jeu vidéo, le problème relève plutôt de la surfocalisation sur ses grands succès technologiques et financiers. Or, « des jeux qui n’ont pas été une avancée technologique ou un succès commercial constituent l’essentiel des expériences des joueurs en bas âge », rappelle Carl Therrien. Or pourquoi l’histoire du jeu vidéo ne serait-elle pas une histoire centrée sur les joueurs ? Heureusement, ce travail est justement assumé aujourd’hui, essentiellement par des vidéastes comme Angry Video Game Nerd et Le Joueur du grenier, qui se sont fait une spécialité de fouiller dans les productions « bis ».

« Il faudrait capturer des traces de joueurs en train de jouer », suggère le chercheur, avant de s’interroger sur l’identité des personnes à qui ce rôle sera dévolu. Sur l’écran de la salle de Paris-III, le visage du youtubeur polémique PewDiePie, rendu célèbre par ses parties en direct, apparaît. « Ceci est l’agent historiographique le plus influent au monde », souligne-t-il, non sans relever l’ironie de la situation. « Les youtubeurs sont en train de créer la seule trace de milliers de jeux auxquels les futurs chercheurs auront accès », pronostique-t-il. Sans préciser ce qu’il adviendra si entre-temps, la plate-forme de Google met la clé sous la porte.