Sur le campus d’ESCP Europe, l’une des grandes écoles de commerce françaises. / ESCP via Campus

Il y a trente ans, intégrer par concours l’une des trois plus grandes écoles de la République, Polytechnique, l’ENA ou HEC, permettait raisonnablement d’espérer devenir un jour PDG ou directeur général. Une simple grande école était même le sésame des cadres dirigeants. Le concours était cette épopée darwinienne dont seuls les plus forts sortaient vivants. Et qui, résume la psychologue du travail Marie Pezé, « génère encore chez ceux qui l’ont réussi trente ans plus tôt un sentiment d’appartenir à un corps d’élite ». Est-ce toujours vrai ?

Certes, avoir réussi un concours sélectif facilite toujours l’entrée dans la vie active. « C’est d’abord le signe que l’on a su se dépasser soi-même, plus que les autres », souligne Alexandre Lubot, patron régional Europe, Moyen-Orient et Asie pacifique du groupe américain Match (Meetic, Tinder…). Même si ces écoles sont de plus en plus accessibles sans passer par un concours, la DRH du groupe Axa, Karima ­Silvent, résume ainsi ses atouts : « Le diplôme de ces grandes écoles auxquelles on a accédé par concours demeure une garantie de capacité de travail et d’organisation, de focalisation et de rigueur intellectuelle, d’endurance face à l’effort. » Un vrai passeport, donc. Mais après ?

La légitimité présumée, acquise une fois pour toutes grâce à un diplôme obtenu trente ans plus tôt, est une vieillerie du XXe siècle.

« Après quelques années de carrière, je vois beaucoup de diplômés déçus de se voir réduits à des tâches d’exécution, là où on leur avait fait miroiter une véritable autonomie dans leur travail », témoigne Marie Pezé. Avoir un diplôme ne garantit plus l’accès rapide à un poste où l’on peut prendre des initiatives ni à un poste de responsabilité et d’encadrement.

Et plus les années passent, plus c’est vrai, car moins le diplôme compte dans la carrière, comme l’atteste Karima Silvent : « Pour proposer des candidats aux postes de direction, je ne regarde jamais leurs diplômes. Mais plutôt ce qu’ils ont réalisé. Quelle est leur curiosité, leur volonté d’apprendre ? Quelle est leur énergie, leur capacité à travailler avec les autres et à les tirer vers le haut ? Au fond, plus on avance dans sa carrière, plus c’est la personnalité davantage que l’expertise qui devient décisive. »

Savoir susciter l’adhésion

Avec la propagation du travail en mode projet et l’aplatissement des hiérarchies, la mobilisation des équipes par acte d’autorité verticale passe de moins en moins. La légitimité présumée, acquise une fois pour toutes grâce à un diplôme obtenu trente ans plus tôt, est une vieillerie du XXe siècle. Aujourd’hui, à tous les niveaux, l’enjeu d’un chef est d’obtenir l’engagement de ses troupes par adhésion à son projet. La légitimité doit sans cesse se regagner.

Les générations qui arrivent aujourd’hui sur le marché du travail sont à cet égard autrement plus exigeantes que les précédentes. « Il y a trente ans, un manageur prenait une décision et s’attendait à ce qu’elle soit exécutée, rappelle Alice Guilhon, de la Conférence des grandes écoles (CGE). Aujourd’hui, la décision n’est jugée légitime par les équipes que si elles l’estiment cohérente avec la stratégie de l’entreprise et avec ce qu’elles considèrent être leur mission. »

« C’est la capacité d’un manageur à faire face à l’incertitude qui sera la clé de sa carrière. Et ça, ça ne s’apprend pas dans les écoles, mais avec l’expérience », souligne Nicolas Riedler, coach de dirigeants chez Nexmove

L’exigence de sens et de respect domine tout, comme l’atteste le baromètre « Talents, ce qu’ils attendent de leur emploi » du 23 janvier, réalisé par la CGE auprès de plus de 3 000 élèves de grandes écoles. C’est si vrai qu’il y a au sein de nombreuses directions des ressources humaines au mieux un questionnement, au pire une crise de doute sur le management, comme le montre l’intérêt pour une opération visant à inventer de nouvelles pratiques managériales, le « Hackathon du management », lancé en septembre 2017 par Ethikonsulting.

Une opération qui pourrait sembler anecdotique s’il n’y avait eu autant de très grandes entreprises à s’y être intéressées, comme Air France, la Caisse des dépôts, CGG, Engie, Legrand, Orange, Adidas, SNCF, Sopra Steria, etc. Bref, les vieilles théories du management, dont beaucoup sont encore enseignées dans les grandes business schools, ont du plomb dans l’aile.

Il est ainsi bien plus compliqué aujourd’hui qu’hier d’être un bon dirigeant. « Actuellement, les enjeux sont multiples, explique Nicolas ­Riedler, coach de dirigeants chez Nexmove. Un dirigeant doit savoir manager des personnes, avoir leur confiance et les faire grandir, ce qui exige qu’il ait travaillé sur sa relation avec les autres. Et il doit être capable de comprendre et conceptualiser rapidement les changements qui affectent son secteur, et ce dans le monde entier, ce qui exige de la curiosité et une grande agilité intellectuelle. In fine, c’est sa capacité à faire face à l’incertitude qui sera la clé de sa carrière. Et ça, ça ne s’apprend pas dans les écoles, mais avec l’expérience et le travail sur soi. »

Une compétition devenue mondiale

Du coup, Alice Guilhon l’affirme, « les grandes écoles bougent, elles ont intégré ces nouvelles exigences et multiplient les programmes pour développer les “soft skills” chez leurs étudiants ». Travail d’équipe, jeux de rôles, entrepreneuriat, années passées à l’étranger, multiplication des stages, etc. Tout est fait pour accroître la capacité des étudiants à s’adapter à un monde qui bouge, avec les autres. Pour enrichir leur personnalité.

Il n’empêche que le sommet est devenu plus difficile à atteindre. Parce que la compétition est féroce : il y a beaucoup plus de diplômés de grandes écoles qu’il y a trente ans, pour un nombre de postes au sommet qui n’a pas augmenté dans les mêmes proportions, en raison de la concentration qui a réduit le nombre d’acteurs dans tous les « vieux » secteurs.

Et, surtout, les grandes entreprises qui recherchent les plus hauts potentiels sont mondiales et recrutent des talents venus du monde entier. « On est très vite en compétition avec des personnes de l’étranger issues d’autres systèmes de formation, confirme Alexandre ­Lubot. Et là, ce qui compte, ce sont les réalisations. » Ce que les Anglo-Saxons appellent le « track record », version moins formelle que le CV.

Des profils plus variés et moins franco-­français

En clair, nos X se heurtent aujourd’hui à la concurrence des caciques des grandes universités mondiales. Rien que les patrons du CAC 40 ont des profils plus variés et moins franco-­français qu’autrefois. Chez Axa, on ne trouve que quatre Français sur les dix membres du comité de direction, qui compte cinq nationalités. Et parmi les quarante premiers dirigeants du groupe d’assurance, plus de la moitié sont étrangers, avec des formations diverses.

Ce qui fait dire à Nicolas Riedler que « le système de sélection des dirigeants sur les grands concours marchait dans une économie fermée, mais avec l’internationalisation de l’économie, il ne peut que perdre du terrain ». Manière de dire que la cooptation entre copains de promo qui noyautaient les conseils d’administration sera de plus en plus difficile.

D’ailleurs, la course est devenue si dure qu’elle ne fait plus rêver les jeunes diplômés, qui semblent ne plus partager les rêves d’ascension de leur père, comme le montre le baromètre 2018 de la CGE. Les responsabilités ? Elles n’arrivent qu’en sixième position de leurs aspirations. Les grands concours n’assurent plus de parvenir à des postes de direction, peut-être. Mais ils offrent toujours la perspective de belles carrières.

Découvrez notre dossier spécial sur les concours

Le Monde publie, dans son édition datée du jeudi 8 février, un supplément dédié aux nombreux concours de l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse de l’accès aux études de médecine, aux grandes écoles, et des « prépas » qui permettent de les réviser. Ses différents articles sont progressivement mis en ligne sur Le Monde.fr Campus, rubrique Concours.