Samedi 10 février au Triton, haut lieu des Lilas (Seine-Saint-Denis), bistronomie, deux salles de concert supérieurement équipées, programmation imprenable depuis vingt ans. Double « concert de soutien » (les musiciens abandonnent leur cachet net) de luxe, on reviendra sur cette notion, salles de musique blindées, restaurants très gais, familles, tribus, toutes générations confondues, ce ne sont ni les réjouissants bars à bobos bruyants des arrondissements de l’est parisien, ni le public touchant des clubs à l’ancienne. Une forme s’est inventée ici. Et elle peut disparaître.

De Juliette à Magma en passant par l’avant-garde la plus fraîchement pondue des musiques improvisées, le Triton, lieu très ouvert de l’immédiate banlieue, joue un rôle central dans le circuit des clubs – de plus en plus rares dans Paris intra-muros, formidablement inventifs à Montreuil, Pantin, etc. –, et d’un coup d’un seul, se trouve menacé dans son exercice même.

Paradoxalement, il n’y a pas le moindre paradoxe à ce que le Triton, « SMAC » (Scène de Musiques Actuelles, label du ministère de la culture, en Seine-Saint-Denis), soit menacé. Dix-huit ans d’existence et d’expansion, le Triton est un « lieu culturel associatif lilasien, à fort rayonnement. » Dixit son président Jean-Pierre Vivante, en éditorial du programme des mois à venir, intitulé « Aidez-nous les uns les autres ».

Générosité à perte de sons

La suppression brutale et sans compensation des « emplois aidés », en août 2017, très ardemment relayée par la réduction des subventions des différentes tutelles, la ville des Lilas comprise, compromet l’existence du Triton qui en est un des fleurons. Salué, d’audit en contrôles de la direction des finances publiques, pour « sa gestion rigoureuse, sincère et transparente », le Triton est menacé dans son projet, son action, et la mutation annoncée de son modèle économique.

Ni yé-yé, ni tapageur, ni Cent-quatre, ni Silencio, ni dans le vent, ni ratisse-subventions, ni–ni et « en même temps » spontanément résistant au despotisme éclairé ascendant libéralisme usant dont la raison a ses raisons que la raison ne connaît que trop, le programme du Triton depuis 2000 promeut les « musiques actuelles » – on se comprend : elles le sont toutes, mais… –, les aventures improvisées, le truc impassable en musique d’ascenseur, la générosité à perte des sons, la diffusion (émissions de radio comprises) et la transmission. Transition numérique en vue.

Ces musiques improvisées, on pourrait les appeler les musiques « des musiciens entre eux », mises à disposition d’un auditoire. Pas « les musiques de musiciens pour musiciens », ça, se serait plutôt le cas du « jazz ». Non, les musiques de musiciens entre eux, celles qui recoupent parfois l’ensemble mathématique des musiques de fêtes, de réunions ou de circonstance. De bal, dans le meilleur des cas. Bon. C’est une hypothèse.

Un festival de luxe

Depuis le 12 janvier (concert d’Emile Parisien et Vincent Peirani), le Triton en appelle au soutien du public et des musiciens qui font partie de cette galaxie. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça répond. Au point, dit Jean-Pierre Vivante en style de présentateur moustache au vent, ironique et jamais plaintif, qu’il ne faudrait pas que les « concerts de soutien » devinssent le recours quotidien.

Si l’on se fie au programme des trois premiers mois de 2018, on tient une sorte de festival de luxe. Le luxe, c’est ce qu’on abandonne quand on a tout donné. Voir Marcel Mauss et Georges Bataille. Théo Ceccaldi, violoniste fougueux de la scène la plus vibrante du genre (son frangin, Valentin, est violoncelliste), répond à l’invitation, à moins que ce ne soit l’inverse, de Michel Portal. Concert de soutien, donc, le nouveau venu et le vétéran. Théo Ceccaldi est né en 1986 à Pithiviers, Portal en 1935 à Bayonne. Le temps ne fait rien à l’affaire ? Ils se retrouvent chez le violoniste. Soudain alertés, les réseaux, dits par antiphrase sans doute, sociaux, en frémissent. Même sur ce coup-là, ils sont couillons. C’est leur destin.

Clarinette basse, bandonéon, ça roule, ça berce, ça claque, ça vous trouve un air à la mode toutes les trois secondes

En scène, ça prend d’emblée. Au son, au souffle, à la tension. Un standard de Bernard Hermann pour caler les rails, deux compos symétriques à toi, à moi (pour la SACEM), et vogue l’aventure. Portal débarque de Hambourg, il aurait quelque chose comme 83 ans. On n’y croit pas. Cet art de dramatiser l’acte musical, de le rendre immédiatement visible, naissant, psycho-actif, il le cabotine avec un charme sciant, c’est sa nature la plus fraîche, inutile de discuter. Le jeune homme au violon se régale. Clarinette basse, bandonéon, ça roule, ça berce, ça claque, ça vous trouve un air à la mode toutes les trois secondes. Il ne sera jamais rejoué. Portal prend son air de Prince des Asturies, de marin argentin, de cantaor andalou. C’est son air. Théo joue à fond.

Des pitreries inattendues

Le public ne s’en fait pas. Il est venu pour ça, il a ça. Il exulte. Evaluer ? Finasser ? Mesurer au trusquin ? Inutile. La science musicale, on sait qu’elle est là. La rencontre, on suppose qu’elle a un enjeu. Le drame musical instantané (trouvaille de Vitet, Corgé, Birgé pour leurs expériences drolatiques), on sait s’il est, s’il feint ou s’il brûle. Il est.

Juste avant, dans l’autre salle, Joëlle Léandre, la contrebassiste énergumène à carrière fascinante. Née en 1951 à Aix-en-Provence, dans un milieu modeste, comme on dit. Elise Caron (1960) est une artiste marrante. Formidablement douée et travailleuse. Voilà ce point réglé. Le plus troublant, c’est la scène. D’une beauté digne de Modigliani, trop grande pour le plateau, ce qui la rend formidable, Elise Caron change sa grâce naturelle, évidente, constante, en charme ou pitreries inattendues. Entre de ce fait dans des liens harmoniques sans nom avec la Léandre.

Joëlle Léandre & Louis Sclavis
Durée : 00:44

Puis, elle se lâchent. Inventent et brodent ces langues musicales de tous les musiciens du monde – scat de la 52e rue, scoop de Bali, onomatopées d’Inde du Nord, rap de Périgueux –, ces langues inconnues qui laissent babas les bobos, gagas les gogos, elles sont drôles, produisent dans l’instant des paroles à la Dubillard ou Pierre Repp, c’est un art insensé, un délicieux vertige. Et surtout, c’est gorgé de chant et de musique. Voilà. Un soir de soutien, au Triton, sous la neige. A suivre.

Le Triton, 11 Bis Rue du Coq Français, 93260 Les Lilas. Vendredi 16 février, Marianne Legendre et Florence Bourdon en salle 1, Schwarz-Bart en 2 ; samedi 17, Quinteto Respiro ; le 8 mars, Thierry Eliez et Dimitri Naiditch ; 9 mars, Benjamin Moussay & Andy Emler ; 10 mars, Roberto Negro & Josef Dumoulin, Yves Rousseau…