Il est 8 heures au marché d’Adjamé, une commune populaire d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Vendeurs et clients, ménagères et domestiques, patrons et mendiants peuplent déjà les rues. Le marché d’Adjamé, c’est le plus grand de la ville. On y vend tout, partout, tout le temps. Ici ce sont des étals précaires qui croulent sous le poids de poissons frais, là des contrefaçons chinoises de sacs et chaussures de grandes marques d’antan, plus loin des supermarchés climatisés qui débordent de produits high tech. C’est au beau milieu de ce capharnaüm organisé qu’est niché le collège-lycée public Nangui-Abrogua.

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8 h 30. Lassina Kanté, 46 ans, professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT), débute son cours devant 41 élèves de 1re. « C’est très peu pour une classe, ils font partie des privilégiés de l’établissement et même d’Abidjan », sourit l’enseignant, qui sait que la mauvaise réputation du marché d’Adjamé en matière de sécurité décourage nombre de parents de scolariser leurs enfants dans cet établissement.

Infographie "Le Monde"

Liberté de ton

En ce matin de février, la température est supportable, presque agréable. Pas de vitres aux fenêtres ni de porte à l’entrée de la classe. Le bruit extérieur rend la concentration difficile.

Uniforme beige pour les garçons, jupe bleue et chemise blanche pour les filles, qui représentent un petit tiers de l’effectif. Celles-ci sont toutefois à l’honneur dans la leçon du jour : l’appareil reproductif féminin. Hormones, règles, ménopause… Lassina Kanté détaille, répète, dicte, dessine au tableau, avec aisance et patience. « Il est important de se connaître soi-même », dit-il aux filles de la classe, à qui il a demandé de tenir un calendrier personnel afin de savoir la durée de leur cycle menstruel et de mieux saisir les changements de leur corps. Sexualité, grossesses, dangers des avortements clandestins… L’enseignant aborde tout, avec une liberté de ton qui fait souvent glousser dans ces rangs adolescents.

Ces rires gênés sont l’une des rares choses qui n’aient pas changé depuis le début de sa carrière, en 1998. « Les conditions d’enseignement se sont beaucoup dégradées, explique Lassina Kanté. Par exemple, auparavant on avait des laboratoires où on pouvait faire des expériences avec les élèves. Aujourd’hui, le nombre d’élèves fait que c’est impossible. Les laboratoires sont devenus de simples salles de classes, et dans certains établissements on donne même cours dans des cantines aménagées ! »

Lui a quatre classes cette année : deux de 6e, une de 3e et une de 1re, soit un peu moins de 240 élèves au total. Chaque semaine, il passe entre dix-huit et vingt-quatre heures en classe et consacre le reste de son temps de travail à préparer ses cours, corriger les copies, faire des photocopies de schémas ou d’exercices à distribuer aux élèves – en l’absence, selon lui, de manuels scolaires adaptés en SVT.

Après vingt ans de carrière, Lassina Kanté a atteint un échelon qui lui permet de toucher entre 500 000 et 700 000 francs CFA par mois (soit entre 760 et 1 060 euros), même s’il préfère rester discret sur son salaire exact. C’est beaucoup plus que le salaire minimum ivoirien (60 000 francs CFA) et que nombre de ses collègues d’Afrique de l’Ouest, mais pas assez pour Lassina Kanté. Pour lui, le « faible niveau de vie » des enseignants, notamment en début de carrière, dévalorise le statut de professeur aux yeux de la population et des élèves en particulier.

Il est 10 h 15. Fin du cours. Lassina Kanté ramasse ses feuilles et stylos, tandis que les élèves restent assis. Ici, c’est le professeur qui change de salle à chaque sonnerie. Direction la classe de 3e, à l’étage inférieur.

La classe africaine : état de l’éducation en Afrique
Durée : 01:56

« Où va l’argent ? »

Marié, père de quatre enfants, Lassina Kanté habite à Abobo, une autre commune populaire d’Abidjan. L’enseignement, il n’en rêvait pas forcément lorsqu’il était petit – il se destinait plutôt à la recherche scientifique. C’est avec le temps qu’il y a pris goût et a compris que « les enseignants sont une sorte d’ingénieurs des esprits, dont dépend l’avenir de toute société ».

« Société », mais aussi « injustice », « revalorisation », « salaire », « déclassement », « engagement »… Son métier, Lassina Kanté en parle comme d’une « cause » pour laquelle il faut lutter, continuellement. Lui qui expliquait, presque enjoué, le mécanisme de l’ovulation, quelques heures plus tôt devant ses élèves, se fait tout à coup sérieux : « Dans les années 1990, pendant la crise économique qu’a traversée le pays, le gouvernement avait baissé les salaires des enseignants et il a fallu se battre pour tout récupérer et réduire les inégalités salariales. » Membre de l’influent Syndicat national des enseignants du second degré de Côte d’Ivoire (Synesci), Lassina Kanté est en campagne, avec deux collègues, pour en prendre la tête et « redonner de l’élan à cette lutte ».

« Chaque année, on nous annonce à la télévision que des sommes considérables sont débloquées pour rehausser l’éducation nationale, mais nous n’en voyons pas passer un centime. Le budget de fonctionnement de notre lycée est toujours aussi faible, à peine 4 millions de francs CFA par an ! Où va l’argent débloqué par le ministère ? », s’exclame un enseignant attablé dans la salle des professeurs. « Nous devons interpeller le gouvernement. Il faut plus de transparence dans la gestion des budgets, que l’argent soit utilisé là où il est vraiment nécessaire », lance un autre, dans une ambiance qui rappelle très vite celle d’un meeting syndical.

12 h 30. À la sortie de l’établissement, les gardiens, dépassés par le flot d’élèves se ruant dans la cour de récréation, s’autorisent quelques coups par-ci par-là. Le marché d’Adjamé n’offre plus un centimètre carré de libre ; les transactions, elles, battent leur plein. Pour le professeur Kanté, c’est une deuxième journée qui commence. Il faut préparer le cours du lendemain. Au programme de la classe de 1re : les différentes étapes de la fécondation.

Sommaire de notre série La classe africaine

De l’Ethiopie au Sénégal, douze pays ont été parcourus pour raconter les progrès et les besoins de l’éducation sur le continent.

Présentation de notre série : La classe africaine