Une nuit dans la caverne d’Ali Baba des historiens du jeu vidéo
Une nuit dans la caverne d’Ali Baba des historiens du jeu vidéo
Par William Audureau
Croquis de jeu « Astérix », contrats avec Philips, coupures de presse d’époque… le CNJV, à Chalon-sur-Saône, a ouvert ses portes à Pixels, pour une orgie de déballage de vieux cartons.
Un classeur pour les Tamagotchi, des comptes rendus de réunion enthousiastes sur la révolution du CD-ROM interactif, des trophées prestigieux dont les moins de 30 ans ignorent le nom, des consoles non commerciales et des jaquettes de vieux titres à gogo… durant une nuit, fin janvier, le Conservatoire national du jeu vidéo (CNJV), une association de préservation de la mémoire du jeu vidéo située à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), a ouvert ses portes à Pixels.
Des récompenses du jeu vidéo. / W.A.
22 h 15. Dans le silence de la nuit chalonnaise — et notamment du cimetière attenant, chiche en bip-bip électroniques —, les quatre pièces en enfilade du CNJV s’ouvrent sur une succession de boîtes et de cartons alignés. La plupart proviennent de la collection de Bertrand Brocard, vétéran de Cobrasoft et Infogrames, amassée au cours de sa carrière. Certains ont été confiés par d’autres professionnels.
« Jeux vidéo et BD », « Budget prévisionel », « Atari », « Game kulture », « Piratage/anti-piratage », « Vingt ans Infogrames », « Thomson »… les archives, qui sont encore en cours de tri et ne sont pas accessibles au grand public, sont organisées par grandes thématiques. Nous ouvrons un mystérieux classeur « Futur - R & D ».
Au Conservatoire national du jeu vidéo (CNJV), une association de préservation de la mémoire du jeu vidéo située à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), ces archives ne sont pas accessibles au grand public. / William Audureau / Le Monde
Celui-ci comporte différentes coupures de presse du début des années 2000 portant sur les technologies présentées comme futuristes. Infogrames est alors le numéro un européen du jeu vidéo, et son président, Bruno Bonnell, se projette sur l’avenir.
Le futur vu du passé. / W.A.
Dans un journal jeunesse, P’tit Loup, il est question de capteur de pas ou encore de « téléphone-lunettes », autant d’innovations aujourd’hui démocratisées sous une forme ou une autre. Une feuille volante traite de « l’ordinateur bracelet », qui permettra d’« accéder à l’Internet de n’importe où, sans devoir être branché », et « sera si petit qu’on le portera comme une montre » — une promesse réalisée par l’Apple Watch. En revanche, les lunettes à projecteur intégré n’ont pas vraiment vu le jour.
Fascination pour le CD interactif
22 h 50. Nous ouvrons un carton Philips CD-i — cette console multimédia révolutionnaire pour le début des années 1990 avec ses CD interactifs. Le constructeur misait alors sur un mélange de jeux de sport, d’apprentissage des langues par l’immersion, et de logiciels de karaoké, mais son prix prohibitif l’a privé de tout succès.
La console Philips CD-i se voulait révolutionnaire au début des années 1990. / William Audureau / Le Monde
Infogrames est l’un des premiers à miser dessus. Dans ses notes d’époque de novembre 1990, Bertrand Brocard s’extasie :
« Le CDI et le CD vont faire passer les jeux à un autre niveau, relevant plus de la vidéo, du dessin animé que ce que nous faisons actuellement. Dans cette optique, il va nous falloir devenir de vrais professionnels et pas des bricoleurs. »
Certaines productions témoignent de ce changement de perspective, comme le jeu Astérix : le défi de César (1993), pensé comme un dessin animé interactif.
Une mine d’or sur Infogrames. / W.A.
0 h 15. Le carton comportant les archives financières d’Infogrames est une mine d’or, à la fois pour le ton conquérant adopté dans les années 1990 par l’entreprise, et pour les chiffres de ventes qui s’y trouvent, à une époque où le marché du jeu vidéo est très mal documenté.
Parmi les trouvailles, le nombre de 650 000 pour les ventes d’Astérix en Europe — il s’agit du plus grand succès d’Infogrames en cette année 1994, à rapporter aux 50 000 Sim City écoulés sur le Vieux Continent en 1989, alors un de ses plus grands succès. On apprend également qu’Alone in the Dark a conquis 350 000 joueurs dans le monde : ce serait un flop aujourd’hui, c’était un succès pour l’époque.
Ordinateurs et tableaux de chiffres de ventes
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la pépite du jour est un tableur du parc installé de microordinateurs par pays européens, en 1988, sur la foi des chiffres constructeurs. Un trésor, parce qu’amateurs d’histoire du jeu vidéo, nostalgiques et retrogamers pataugent dans l’obscurité dès qu’il s’agit de savoir qui joue à quoi à l’époque.
Dans ce document, de précieuses informations sur l’équipement informatique en Europe. / William Audureau / Le Monde
On y apprend par exemple que la France est friande d’Amstrad (600 000 ordinateurs), de Thomson (500 000) et d’Apple II (400 000), quand nos voisins d’outre-Manche ne jurent que par le ZX Spectrum (2,5 millions !), et les Allemands et Italiens par le Commodore 64 (respectivement 800 000 et 700 000).
Plus amusant, une archive relate la naissance, en 1985, du tatou d’Infogrames — « un mammifère ayant su s’adapter à son environnement depuis la préhistoire jusqu’à nos jours », dont l’idée a été confiée à l’agence de publicité RSCG.
Une feuille volante non datée a par ailleurs immortalisé un projet de « beau livre » sur le jeu vidéo signé de Bruno Bonnell, aujourd’hui député La République en marche de Villeurbanne (Rhône). Le livre doit être « écris gros » (sic), « doit être “nostalgique” et “actuel” voire futuriste » (re-sic) en même temps.
Ce document fournit des explications sur les origines du tatou comme logo d’Infogrames. / William Audureau / Le Monde
Contrat de 1991
Après une courte nuit de sommeil, le soleil se lève sur les cartons éparpillés. Dans une pochette bleue, un contrat d’époque entre Philips Interactive Media France et Infogrames illustre l’un des aspects les moins documentés de l’histoire du jeu vidéo : les conditions contractuelles. Signé en 1992, il est d’un degré de prévision et de rigueur très inhabituel pour l’époque — l’influence du formalisme de Philips.
La « bible » du jeu « Marco Polo ». / W.A.
On y apprend que le jeu Astérix : le défi de César sur Philips CD-i a fait l’objet d’une transaction de 1,5 million de francs (325 000 euros), et d’un règlement étalé en six étapes, chacune correspondant à un niveau de validation : présentation du concept général, préproduction, scénario complet finalisé, et, enfin, le logiciel complet.
Pour ses collaborations avec Philips, Infogrames a dû réaliser des « bibles », des dossiers de plusieurs centaines de page de descriptif. Celui de Marco Polo, un jeu de gestion de caravane du désert, permet d’apprécier l’épaisseur et parfois l’aridité de ce type de document. D’autres archives sont plus colorées.
Des celluloïds Astérix. / W.A.
Un immense carton « Astérix » contient d’innombrables dessins, dont certains en couleur, sur celluloïd. Ils ont été envoyés à la presse pour montrer que le CD interactif s’approchait du format télévisé, mais n’ont pas servi pour le jeu, reconnaît Bertrand Brocard : les graphismes ont directement été dessinés sur ordinateur, eux.
Faux celluloïds mais vrais croquis de pixels
Une pile de feuilles labélisée « Astérix 2 : Caesar’s Challenge » montre la genèse d’un projet sur Super Nintendo, avec ses dessins en noir et blanc sur une feuille quadrillée, qui servira à les traduire en pixels carrés. Dans la marge, les symboles « A » et « O » indiquent la taille des personnages par rapport à Astérix et Obélix — nom sous lequel il sortira finalement.
Une autre page présente la liste des niveaux prévus, comme la Grande-Bretagne, la Suisse, la Grèce, ou encore la Mésopotamie. Un seul des sept sautera, celui sur la Corse. A l’époque, les coupes sont fréquentes pour faire tenir tous les éléments graphiques dans les capacités de stockage limitées d’une cartouche de jeu.
Cette grille quadrillée sert à traduire en pixels carrés ces dessins issus de l’univers d’Astérix. / William Audureau / Le Monde
10 heures. L’heure de tourner les talons sur cette caverne d’Ali Baba sans équivalent en France — la plupart des autres collections s’attachent à préserver les machines et les jeux, mais pas les réflexions qui les ont entourés. L’escalier en colimaçon nous ramène à l’entrée de cette petite habitation anodine de l’extérieur, mais remplie de prototypes et de récompenses d’un autre âge.