De « maître du monde » à « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » en quelques années. Bruno Bonnell, aujourd’hui député La République en marche, président emblématique de la société Infogrames de 1983 à 2008, a porté sur ses épaules l’ambition folle du jeu vidéo français de régner au niveau planétaire en délogeant les indélogeables pépites japonaises et américaines.

Un rêve icarien, que les archives de la société, consultées par Le Monde au Conservatoire national du jeu vidéo, à Chalon-sur-Saône, permettent aujourd’hui de redécouvrir autrement. Alors que viennent de ressortir sur la plate-forme Steam, en catimini, huit de ses jeux d’époque « les plus bizarres » et « indéniablement français », comme les qualifie le site spécialisé américain Rock Paper Shotgun.

Chamber of the Sci-Mutant Priestess (DOS, 1989)
Durée : 07:53

Le « boulimique » Bruno Bonnell

L’histoire des grandes heures du jeu vidéo français, c’est en grande partie celle d’Infogrames et de son emblématique cofondateur et président, Bruno Bonnell, teintée comme lui d’intuitions, d’ambition et de coups d’audace. Chimiste de formation et licencié en économie, doublé d’une nature de commercial hors pair, il finance sa jeune société avec les revenus de droit d’auteur d’un livre d’introduction à l’informatique, Pratique de l’ordinateur familial.

Photo d’archive de Bruno Bonnell dans les années 1980.

Son premier logiciel éducatif, Le Cube, vendu à 60 000 exemplaires à la Noël 1983, est le début de la folle ascension. Son entreprise, cofondée avec son ami d’enfance Christophe Sapet, passe de deux têtes, en 1983, à 2 400 employés, en 2000.

L’homme, à l’assurance désarçonnante, fascine les médias. Dans un article de 2000, l’année de l’apogée de Bruno Bonnell, le magazine Challenges décrit un capitaine d’industrie « bateleur, cabot, grande gueule », ancien étudiant « sympa, pittoresque, tchatcheur », mais aussi « collectionneur de nains de jardin, fasciné par l’algèbre, peintre à ses heures ».

Bruno Bonnell envisage même d’acheter le géant américain Electronic Arts. Il a alors 41 ans, vient de présenter une simulation de football parrainée par la plus grande star mondiale du moment, Ronaldo, et ne cache plus sa volonté de devenir numéro un mondial.

Grands effets d’annonce

Dès les débuts d’Infogrames, Bruno Bonnell se distingue par son appétit pour l’acquisition et l’esbroufe. Ce sont d’abord des concurrents locaux qu’il achète, des pionniers du jeu sur ordinateur français, comme Cobrasoft et Ere informatique. Il s’en arroge les prix, comme les Tilt d’Or, principale récompense en France dans les années 1980.

L’entreprise sait jeter de la poudre aux yeux. Dans son dossier de présentation destiné à ses actionnaires, Alone in the dark est décrit comme la « première adaptation d’un mode de représentation subjectif, dit “réalité virtuelle” » — le jeu, quoique très innovant, est simplement en trois dimensions.

Alone in the Dark 1 (DOS) - Complete Long Play
Durée : 01:09:44

Dans une brochure de 1994 largement illustrée par les images de son jeu-phare du moment, Marco Polo, Bruno Bonnell inscrit son activité dans la filiation, entre autres, de Blaise Pascal, de Graham Bell ou encore de Steve Jobs :

« Tous les visionnaires qui ont façonné des outils de communication, nourris du talent des Wolfgang, Jules, Felix, Orson, Steven, Bill et des milliers d’autres, ont repoussé les limites de la créativité. Ils ont bouleversé sans cesse notre mode de vie en y introduisant l’image, le son, l’échange. A l’aube de l’an 2000, un nouveau rivage se dessine encore, une révolution pour laquelle tous les équipages d’Infogrames Entertainment s’engagent : le libre choix de l’information pour l’éducation et les loisirs. »

Prises de vue d’époque des bureaux américains d’Infogrames à Santa Monica (Californie) et de leur vue. / William Audureau

Cap sur la place de numéro un mondial

En 1989, alors que le jeune fleuron du jeu vidéo français est encore une entreprise privée, Infogrames dévoile sa stratégie sur cinq ans, dans un plan baptisé « En route vers les médias du futur ». Grâce notamment à l’acquisition des droits de Sim City pour l’Europe — vendu à 50 000 unités cette année-là —, elle revendique la troisième place au niveau continental. Immortalisée dans un document interne, sa vision du jeu vidéo s’articule autour de trois principes :

« Elargir le public de la micro-informatique par des produits intéressant l’ensemble de la famille, découvrir de nouvelles utilisations de l’ordinateur à la maison, et établir le logiciel comme un dixième art. »

Bruno Bonnell (à gauche) et Christophe Sapet (au centre), dans la présentation d’Infogrames aux investisseurs boursiers, en 1993.

D’ici à 1995, l’ambitieux Bruno Bonnell entend faire de l’entreprise « le premier producteur mondial de logiciels ». Pour cela, le groupe lyonnais n’aura de cesse de s’endetter pour financer de spectaculaires investissements.

Les comptes rendus publics par l’entreprise lors de son introduction en Bourse, en 1993, le montrent toutefois : 88 % de son activité est en réalité encore tournée vers l’Europe, et même 44 % vers la France. C’est le prix d’une stratégie basée sur des collaborations avec le cuisinier lyonnais Paul Bocuse, le musicien français Jean-Michel Jarre, ou encore la maison de bandes dessinées franco-belges Glénat. Astérix, plus grand succès de l’éditeur avec 1,5 million d’unités, se vend essentiellement en Europe.

Asterix & Obelix Snes Playthrough Part 1
Durée : 07:35

Acquisitions et indigestions

Photo d’archive de Bruno Bonnell et Lionel Jospin. Après l’effondrement du cours d’Infogrames, une partie de l’industrie française se tournera vers les aides de l’Etat. / W.A.

Infogrames finit par devenir numéro un continental en 1996 grâce à la spécialité de l’entreprise, l’acquisition d’un concurrent. En l’occurrence, de son grand rival sur la scène européenne, le britannique Ocean Software. La France du jeu vidéo est alors en pleine euphorie, portée par les liquidités abondantes d’une Bourse en pleine bulle Internet, et les actionnaires soutiennent tambour battant ce chef d’entreprise davantage aventurier que gestionnaire.

Dans la foulée, le groupe lyonnais gobe tour à tour Accolade (Bubsy, Test Drive), GT Interactive (Driver, Unreal Tournament), Hasbro (X-Com, la marque et le catalogue Atari) et Shiny Interactive (Earthworm Jim, MDK). Parmi ses victimes, le britannique Gremlin Interactive, propriétaire des droits de la prometteuse série Grand Theft Auto, qu’Infogrames juge trop violent, et laisse lui échapper.

Driver PS1 - San Francisco Gameplay (Day)
Durée : 05:13

Peu le relèvent, mais l’entreprise a déjà été confrontée à plusieurs reprises à de graves problèmes de trésorerie, et doit en partie sa survie au soutien répété des banques. Or sa politique d’investissements tous azimuts est risquée, d’autant que sa boulimie d’achats de concurrents fait exploser la masse salariale du groupe, à l’heure où l’arrivée de la PlayStation 2 conduit au contraire Ubisoft à rationaliser les coûts en investissant au Canada et en Chine.

La chute du géant lyonnais

Finalement, Infogrames ne rachètera jamais Electronic Arts. En mars 2000, la bulle Internet éclate, la Bourse s’effondre, le jeu des obligations boursières mine les comptes d’une entreprise déjà très dépensière. En septembre 2002, le cours de l’action de l’entreprise touche son plus bas historique.

En 2004, à la suite de l’échec d’un jeu basé sur la juteuse licence Matrix, elle perd 74 % de sa valeur sur un an après avoir annoncé son sixième exercice fiscal déficitaire d’affilée, et s’enferre dans sa dette. Le Journal du dimanche évoque alors « une petite mort pour la French Touch ».

Xbox Longplay [032] Enter The Matrix - Ghost
Durée : 03:31:07

Malgré des succès mondiaux dans les années 2000, comme Dragon Ball Z (7 millions d’exemplaires) ou Driver (14 millions), l’entreprise a perdu la confiance du grand public, et l’homme d’affaires, de ses actionnaires. Finalement, malgré un nouveau nom — Atari — et après trois nouvelles années de marasme, Bruno Bonnell est démis de ses fonctions en 2008. Atari frôlera la faillite en 2012, et vivote aujourd’hui.

Le « Titanic » du jeu vidéo français

Le flambeau, c’est Ubisoft qui l’a repris. L’ancien dauphin d’Infogrames a su miser sur les bons chevaux : une expansion contrôlée, des licences adaptées au public américain, comme Tom Clancy, des titres très grand public originaux et décalés (Les Lapins crétins et Just Dance sur Wii) et des univers innovants au positionnement adulte, comme Assassin’s Creed. Une stratégie diamétralement opposée à celle d’Infogrames.

Photographie d’archive de figurants déguisés en personnages de jeux vidéo, lors d’un salon professionnel à Cannes, en pleine bulle Internet.

De son côté, Bruno Bonnell s’est complètement retiré du jeu vidéo, dans lequel, expliquait-il en 2016 au Monde, « tout a déjà été inventé ». L’infatigable investisseur a rebondi ailleurs : après un passage inachevé à la télévision dans la version française de l’émission « The Apprentice », où il prend le rôle de Donald Trump, il s’est reconverti dans la robotique et les voitures autonomes, et plus récemment, en homme politique.

En juin 2017, après plusieurs mois de lobbying pro-Macron, il a été élu député de Villeurbanne (Rhône) sur la liste La République en marche. Dans l’article de Challenges d’avril 2000, une ligne en apparence anecdotique prévenait : « Fana de généalogie, il a repéré deux Bonnell sur le Titanic. Les deux ont survécu. » Un truc de famille.