En Algérie, « toutes les familles ont une histoire d’erreur médicale à raconter »
En Algérie, « toutes les familles ont une histoire d’erreur médicale à raconter »
Par Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
Le mouvement des médecins résidents, qui dure depuis novembre 2017, met en lumière le manque de moyens des hôpitaux, dont les patients sont les premières victimes.
Une pluie fine tombe sur Alger. Sous le porche, une poignée d’hommes sont regroupés à l’entrée du service de gynécologie-obstétrique. Une trentaine de femmes patientent, assises sur des bancs de marbre gris. Derrière le comptoir, un agent d’accueil en blouson noir surveille les entrées. « Oui ? Vous êtes venu pour ? » Il désigne alternativement les deux salles d’attente, indique où se trouve l’entrée des urgences puis sort fumer une cigarette. A l’extérieur, une femme crie. Les conversations s’arrêtent, les regards inquiets se tournent vers la route qui sépare les différents services. Un conducteur pressé klaxonne pour que les piétons lui cèdent le passage.
Dans cet hôpital d’Alger, tout semble tendu comme un fil qu’on aurait peur de rompre si on tire trop fort. Depuis le mois de novembre 2017, les médecins résidents sont en grève, et de nouvelles manifestations sont prévues mercredi 21 février. Etudiants en fin de spécialisation, ils demandent l’abrogation du caractère obligatoire du service civil, une période pendant laquelle ils sont envoyés dans les déserts médicaux du pays. Sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la presse, leur mouvement a mis un coup de projecteur sur la santé publique, mal en point, alors que la médecine gratuite est l’un des piliers de l’Etat social algérien.
« Pour passer vite, il faut un piston »
Dans la salle d’attente, Fatima se balance d’avant en arrière. Elle est venue pour une consultation de contrôle de sa grossesse. Elle a enlevé ses ballerines qui serrent ses pieds enflés : « Je suis arrivée à 7 heures du matin, ça fait quatre heures que j’attends. Si tu veux passer vite, il te faut un piston. » Une femme enceinte au voile bleu pâle sort d’une salle en soupirant : « Le médecin m’a dit qu’il ne pouvait pas me prendre en charge, qu’il fallait aller aux urgences. Mais là-bas, on se sait jamais combien de temps on va attendre. »
Scotché sur le mur du couloir, un communiqué du Collectif autonome des médecins résidents algériens (Camra) rappelle que les grévistes assurent leurs gardes et les urgences – c’est-à-dire, dans ce service, les consultations d’obstétrique mais pas celles de gynécologie. Les médecins titulaires sont peu nombreux, l’attente est longue.
Alors que la porte d’une salle de consultation s’ouvre en grinçant, un homme se précipite sur une femme en blouse blanche. « Pourquoi ma femme n’est pas passée ? Ça fait des heures qu’on est là ! » Soumia*, la soignante, lui répond doucement puis finit par élever la voix : « Ce n’est pas urgent ! » A peine l’homme reparti, elle est interpellée par l’agent d’accueil. Un homme veut récupérer les derniers résultats d’analyse de sa femme : « On a trouvé un bon médecin dans le privé, dit-il. On en avait marre d’être trimballés de gauche à droite pour les examens. »
« On est traités comme des animaux »
En janvier, le secrétaire général du Front de libération nationale (FLN, au pouvoir), l’ancien ministre de la santé Djamel Ould Abbes, a déclaré : « L’Algérie fait mieux que certains pays nordiques, Suède, Danemark et Norvège, en matière d’aides sociales. » Mais dans cet hôpital d’Alger, selon Sirine*, résidente en gynécologie, un seul appareil d’échographie fonctionne, alors que le service reçoit de 80 à 120 patientes par jour et peut prendre en charge jusqu’à 30 accouchements par garde. « Il m’est arrivé de ne pas pouvoir faire une échographie à une patiente qui venait accoucher, alors qu’on soupçonnait que le bébé était trop gros pour un accouchement par voie basse. Qu’est-ce que je peux faire ? Rien. Je regarde la patiente et j’espère que ça ira. »
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Durée : 02:04
La pluie tombe toujours. Karim, gobelet de café à la main, attend son épouse : « Je déteste les médecins. A l’hôpital, on est traités comme des animaux. Toutes les familles algériennes ont une histoire d’erreur médicale à raconter. » Ces arguments, Tarik*, l’un des représentants du Camra dans l’hôpital, les connaît bien : « Il y a une sorte de haine du médecin. On est régulièrement confrontés à des violences verbales ou physiques. Nous sommes les seuls interlocuteurs des patients, alors tout est de notre faute selon eux. S’il n’y a plus de lit, on nous parle de népotisme. »
Un patient de 35 ans qui demande à rester anonyme s’estime « pris en otage » par les soignants. Il raconte les difficultés pour faire vacciner son fils, « parce que le médecin n’avait pas le registre », ou comment, après une opération, alors qu’il avait envie d’uriner, une infirmière a lancé à sa femme : « Vous n’avez qu’à trouver une bouteille en plastique et la donner à votre mari. » Il parle de manque de considération, de mauvais diagnostics. « J’ai bien compris que les médecins manquaient de moyens, mais ils se moquent des conditions d’accueil des patients », dit-il. Entre les médecins et les patients, la confiance semble rompue.
*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat du personnel de l’hôpital.