LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, gros plan sur La Forme de l’eau, une fable signée Guillermo del Toro sur l’Amérique des années 1960, Winter Brothers du réalisateur islandais Hlynur Palmason, porté par Elliott Crosset Hove, son interprète principal, et Mary et la fleur de la sorcière, le premier long-métrage d’animation du studio Ponoc.

CONTE DE FÉES TRANSGENRE : « La Forme de l’eau », de Guillermo del Toro

La Forme de l'eau - The Shape of Water Bande Annonce (2018) VOSTFR
Durée : 02:51

Génie contemporain du cinéma fantastique, grand raconteur d’histoires et inventeur de formes, le Mexicain Guillermo del Toro, 53 ans, nous arrive aujourd’hui bardé de treize nominations aux Oscars pour La Forme de l’eau. Nonobstant la frénésie de communication que l’académie a su imposer à l’échelle planétaire, ce n’est pas une raison suffisante pour rendre son auteur estimable. En cela semblable à la créature merveilleuse qui hante son film, del Toro mériterait plutôt notre admiration par la manière souple et déliée dont il parvient, depuis vingt ans, à nager dans les courants hollywoodiens, sans y perdre son intégrité. Soit, ici, une fable d’époque. L’Amérique clinquante du début des années 1960, détachée sur le fond obscurément paranoïaque de la guerre froide. Un laboratoire de l’armée ultrasecret, où une créature pêchée en Amérique latine, dotée de pouvoirs extraordinaires, devient l’objet d’étude de l’armée américaine.

Mi-homme, mi-poisson, le monstre turquoise aux reflets ambrés, effroyable en même temps qu’aimable si cela se peut, suscite l’intérêt contradictoire de plusieurs personnages. En premier lieu son principal geôlier, l’inquiétant colonel Richard Strickland (Michael Shannon), incarnation brutale et putride de ce que les Etats-Unis comptent de plus réactionnaire. Femme de ménage muette d’origine latina qui travaille au laboratoire, méprisée à l’égal de ses collègues noires, Elisa Esposito (Sally Hawkins) lui voue, elle, un sentiment de fraternité manifeste, avant d’en tomber amoureuse et d’avoir l’ivresse de rencontrer, spirituellement et charnellement, la réciprocité. Entre le colonel et Elisa, on pourrait croire le combat inégal.

Mais il n’en est rien quand le cinéma prend, comme ici, le parti du rêve. Et partant de la révolte. Tout est donc délibérément renversé par rapport au canon historique (le film fantastique anticommuniste) dont s’inspire The Shape of Water. Plus encore, del Toro s’amuse à exalter les minoritaires et les persécutés, à liguer contre une administration puritaine, blanche et raciste, tout un peuple qu’elle exècre : un amphibien sud-américain, une Latina handicapée, une femme de ménage noire, un homosexuel sans emploi. La parabole politique n’annule en rien l’art de divertir. La Forme de l’eau est l’enchantement miroitant d’une forme en perpétuel mouvement. Un conte de fées baigné dans une diaprure bleu-vert, une comédie musicale dansée sur les ailes irisées du temps, une impossible histoire d’amour transgenre sous nos yeux scandaleusement consommée, un chant d’amour à l’égarement incongru, à la fantaisie salvatrice. Jacques Mandelbaum

Film américain de Guillermo del Toro. Avec Sally Hawkins, Michael Shannon, Richard Jenkins, Octavia Spencer (2 h 03).

LE BURLESQUE QUI VENAIT DU FROID : « Winter Brothers », d’Hlynur Palmason

Winter Brothers - La Bande Annonce VOST FR
Durée : 01:44

Ouvrier dans une mine de calcaire, Emil se distingue par un comportement légèrement asocial, une manière de transgresser la loi par son comportement et ses actions, une façon de se détacher d’autrui. Profitant des heures de fermeture, il s’introduit en effet dans les réserves du lieu pour y subtiliser des produits chimiques dont il se sert pour fabriquer un alcool, que l’on devine plutôt frelaté, qu’il revend à ses compagnons de travail. Amoureux sans espoir d’une jeune fille lui préférant son frère Johan, qui travaille également dans la carrière, le personnage passe son temps à absorber ses propres décoctions tout en trouvant, dans une cassette vidéo d’instruction militaire détaillant les différentes manières d’utiliser un fusil semi-automatique, une manière d’occuper son temps, et peut-être de lui trouver un sens.

La singulière beauté du film réside précisément dans une manière toute personnelle de dénaturaliser ce qui pourrait se réduire à un simple drame social, de traquer un ordre abstrait derrière les prescriptions du monde social. Tout se passe comme si Hlynur Palmason entendait proposer un scénario conduisant vers une catastrophe attendue sans jamais remplir ce programme. S’y entremêle plutôt le temps répétitif du travail humain avec des moments d’une bizarrerie pourtant jamais artificielle. Mais sans doute le film ne serait pas si remarquable s’il n’inventait pas une étonnante figure humaine. Elliott Crosset Hove, qui incarne Emil, est une sorte de personnage burlesque, aux yeux perpétuellement écarquillés. C’est à lui sans doute que l’on doit le plus évidemment ce sentiment d’étrangeté angoissante qui nimbe un film qui n’oublie pas pourtant de s’inscrire dans une réalité sociale particulièrement rugueuse. Jean-François Rauger

Film islando-danois d’Hlynur Palmason. Avec Elliott Crosset Hove, Lars Mikelsen, Peter Plaugborg (1 h 34).

LA PETITE SŒUR JAPONAISE D’HARRY POTTER : « Mary et la fleur de la sorcière », d’Hiromasa Yonebayashi

Mary et la fleur de la sorcière - bande annonce finale VOSTFR
Durée : 01:42

Mary et la fleur de la sorcière est le premier long-métrage d’animation à sortir des ateliers du tout jeune studio Ponoc, constitué en majeure partie de transfuges du studio Ghibli, réduits au chômage technique après l’annonce, en 2014, de l’arrêt de la production. Et sans doute fallait-il en passer par cette nouvelle structure pour que de jeunes auteurs sortent enfin de l’ornière intimidante des deux grands maîtres, Hayao Miyazaki et Isao Takahata, cofondateurs de Ghibli, qui ont régné économiquement et symboliquement sur l’animation japonaise pendant plus de trente ans. Pour son réalisateur, le talentueux Hiromasa Yonebayashi, âgé de 44 ans, disciple de Miyazaki depuis Le Voyage de Chihiro (2001), l’enjeu est donc de taille : non seulement lancer le studio, mais surtout conjurer l’échec commercial de son précédent film, Souvenirs de Marnie (2014), belle œuvre tortueuse et sous-estimée, qui restera au regard de l’histoire comme la toute dernière production Ghibli.

Adapté comme son prédécesseur d’un roman pour enfants britannique (The Little Broomstick, de l’Ecossaise Mary Stewart, Hodder Children’s Books, 2006, non traduit), Mary et la fleur de la sorcière se présente ainsi sous le double signe du renouveau et de la continuité. Mary, une petite fille rousse coiffée de couettes, passe l’été dans la maison de campagne de sa grand-mère, où elle s’ennuie. Un chat du voisinage la conduit à l’orée de la forêt, sur la piste d’une fleur mystérieuse, la « Vol de nuit », qui lui donne le pouvoir magique de s’envoler sur son balai. Elle découvre alors, au milieu des nuages, le palais d’Endor, qui renferme une école de magie et abrite, dans le secret de ses murs, de curieuses expériences.

Après une ouverture époustouflante d’allant romanesque et de dynamisme pictural, la suite retombe sur un territoire plus balisé, coincé quelque part entre l’héritage du studio Ghibli et une destination plus ouvertement commerciale, liée notamment à l’univers de l’académie de magie, qui fait inévitablement penser à la saga Harry Potter. Et si ce film étrange peut se voir comme l’une de ces belles fables initiatiques, sur les rapports réciproques de l’enfance et de l’imaginaire, celle-ci débouche sur une fantasmagorie grippée. Pour la manière qu’il a de passer par les détours trompeurs de la fantasmagorie pour inviter enfants et parents, simplement, à poser un regard sur le monde alentour, il n’en est pas moins passionnant. Mathieu Macheret

Film d’animation japonais d’Hiromasa Yonebayashi (1 h 42).