Il y a quelque chose d’un peu irréel dans le spectacle de Malusi Gigaba s’avançant, élégant et sûr de lui, pour présenter le budget national devant le Parlement sud-africain plein à craquer, au Cap, mercredi 21 février. Le ministre des finances est peut-être surpris d’être encore là, à son poste, alors qu’il était l’un des piliers du pouvoir sous Jacob Zuma, poussé à la démission le 14 février.

Lorsqu’il était ministre de l’intérieur (2014-2017), M. Gigaba avait obtenu qu’on accorde la nationalité sud-africaine aux frères Gupta, originaires d’Inde, leur permettant de bénéficier des mesures de discrimination positive réservées au « Noirs » sud-africains, les étrangers n’ayant naturellement pas accès à ces dispositions. Les Gupta sont la clé de voûte du système dit de « capture de l’Etat », dont le but était, en résumé, le pillage des ressources publiques. M. Gigaba leur a été indispensable.

En tant que ministre des entreprises publiques (2009-2014) aussi, Malusi Gigaba a rendu bien des services aux frères Gupta, aujourd’hui en fuite, pour le contrôle de ces structures occupant une place centrale dans cette « capture de l’Etat », selon La Trahison des promesses : comment l’Afrique du Sud a été pillée, une enquête fouillée réalisée par des professeurs d’université qui concluent à l’existence d’un « coup d’Etat sans bruit » en Afrique du Sud. Même s’il n’a jamais été démontré que M. Gigaba, finalement nommé au poste convoité de ministre des finances en mars 2017, avait bénéficié directement du produit des sommes détournées, il n’en était pas moins un élément central du dispositif Gupta.

Une mesure de dernière minute

Après l’effondrement du système Zuma, M. Gigaba devait faire partie des premiers visés par les purges préparées par Cyril Ramaphosa. Toutefois, le nouveau président entend mener les transformations « à son rythme », pour ne pas braquer les membres de la faction pro-Zuma au sein du Congrès national africain (ANC), et n’a pas encore remanié le gouvernement, s’étant concentré sur les conseils d’administration des sociétés parapubliques. Peut-être a-t-il estimé qu’il y aurait une carte à jouer en laissant présenter à l’homme de confiance de M. Zuma un budget impopulaire dont il est lui-même en partie responsable. En commençant sa présentation, M. Gigaba a affirmé avoir mis au point un « budget dur, mais plein d’espoir ».

Il y a lieu de s’interroger sur le genre d’espoir auquel il fait allusion. Pour la dureté, en revanche, tout est clair. Il s’agit d’un plan d’austérité comme l’Afrique du Sud en a peu connu depuis 1994, destiné à faire face aux effets destructeurs conjoints d’une économie en difficulté (0,7 % de croissance en 2017, selon le Fonds monétaire international) et d’une série de détournements d’argent public, notamment dans la dernière phase de l’ère Zuma. Le déficit atteint désormais près de 60 % du PIB, à 48 milliards de rands (3,3 milliards d’euros).

A cela s’ajoute une mesure de dernière minute prise par le président Zuma en décembre 2017 et annoncée lors de la conférence élective de l’ANC au cours de laquelle M. Ramaphosa a été élu à la tête du parti face à Nkosazana Dlamini-Zuma, l’ex-épouse du président sortant. Cette mesure, c’est la gratuité des études universitaires pour les étudiants issus de famille pauvres (moins de 24 000 euros de revenus par an) : elle devrait coûter l’équivalent de 4 milliards d’euros les trois premières années.

« Tout ça n’était que du baratin »

Comment financer ce déficit et comment relancer l’économie de l’Afrique du Sud pour lutter contre le chômage, qui touche 25 % de la population et plus de la moitié des jeunes Noirs ? A cette question, le ministre des finances répond seulement par des mesures douloureuses. Pour la première fois depuis 1994, le taux de la TVA est relevé, atteignant 15 %. Une nouvelle taxe est instaurée sur le carburant, ainsi que sur les cigarettes et sur l’alcool (jusqu’à 10 %). La taxation de certains revenus sera aussi relevée.

Il va être difficile d’expliquer à la population l’inflation qui va en découler, malgré certains garde-fous destinés à fixer le prix de denrées de base (farine de maïs, haricots secs…). Relever la TVA, c’est exactement la mesure que les deux partis d’opposition, l’Alliance démocratique (DA) et les Combattants économiques pour la liberté (EFF), avaient déclaré considérer comme une rupture de confiance alors qu’ils avaient, depuis l’arrivée au pouvoir de M. Ramaphosa, offert de coopérer avec le parti au pouvoir pour tirer l’Afrique du Sud de son ornière économique.

La Cosatu, centrale syndicale dont M. Ramaphosa avait été l’un des créateurs, dans les années 1980, et associée à l’ANC depuis 1994 dans une « alliance tripartite », s’est aussi violemment émue de cette augmentation inédite, déclarant : « Nous avions accueilli avec enthousiasme la vision et le plan détaillés dans l’adresse à la nation du président Ramaphosa, la semaine dernière, mais il est désormais évident qu’il nous a vendu un produit contrefait et que toute cette vision n’était que du baratin. »

Bientôt un remaniement

Assis à sa place réservée de président de la République, M. Ramaphosa a écouté studieusement M. Gigaba énoncer pendant deux heures les détails du budget. Certes, il y a quelques bonnes nouvelles pour les plus modestes. Le montant des allocations de base (dont bénéficient 17 millions de Sud-Africains) est augmenté de 90 petits rands par ans (6 euros) et le ministre Gigaba a affirmé que la masse des exclus d’Afrique du Sud pourra bientôt voir surgir plus d’argent dans le cadre d’une « transformation économique radicale » dont le concept avait émergé à la fin de la présidence Zuma, sans plus de détails.

Enfin, des sommes supplémentaires sont allouées pour les compensations de saisies de terres, loin des « saisies sans compensation » que M. Ramaphosa a promises et qui demandent un changement de Constitution, laquelle, dans son état actuel, garantit le respect de la propriété (c’était l’un des points essentiels des négociations avec le pouvoir blanc dans les années 1990 pour faire émerger la nouvelle Afrique du Sud post-apartheid).

M. Gigaba est-il simplement en train de servir de paratonnerre afin de concentrer la foudre de la déception de l’Afrique du Sud ? Un remaniement est annoncé dans les jours à venir. Il devrait alors être emporté. Mais dans cette phase de sursis, il a surtout servi à présenter un budget qui aura pour effet de préserver la note de la dette intérieure de l’Afrique du Sud, ce qui aurait eu pour conséquence, à court terme, de faire fuir des capitaux. L’homme de la « transformation économique radicale », en définitive, a été immolé sur l’autel des agences de notation.