LES CHOIX DE LA MATINALE

Une conversation entre deux intellectuelles sur la question kurde, un récit sur l’emprise du langage de la domination, un fait divers en Loire-Atlantique qui nous replonge dans les séquelles de la dictature argentine, une théorie de la lecture et l’histoire d’une renaissance à East Harlem sont au programme de notre sélection hebdomadaire.

RÉCIT. « Dialogues sous les remparts », d’Oya Baydar

Auteure engagée, militante de gauche, emprisonnée dans sa jeunesse pour ses idées, Oya Baydar, 77 ans, n’est pas femme à se laisser décourager. C’est pourtant ce qui lui est arrivé, le 31 décembre 2015, face aux remparts de Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie. Pétrifiée, l’auteure entend les tirs et les explosions qui émergent de Sur, le quartier historique, terrain d’affrontement des rebelles kurdes du PKK contre les forces d’Ankara. Elle en repart bouleversée. « Pourquoi suis-je là, alors que je sais très bien qu’il me sera impossible d’éteindre ce brasier ? »

De ces émotions, de ces doutes, Oya Baydar a fait un livre, Dialogues sous les remparts, une conversation entre deux intellectuelles. L’une est turque, l’autre kurde. Quel côté choisir ? Impossible d’oublier la responsabilité de « ceux qui ont ordonné à ces gosses de mourir », c’est-à-dire l’aile militaire du PKK, à l’origine de cette tactique de guérilla urbaine. Pour autant, l’auteure ne peut nier l’existence du problème kurde, dont la résolution est « fondamentale » pour l’avenir de la Turquie.

« La conversation est véridique, mais elle s’est tenue à plusieurs », assure l’écrivaine, qui nous reçoit dans son appartement d’Istanbul. Ecrire, décrire, dénoncer est encore possible, mais pour combien de temps ? « Je suis âgée, j’ai vécu trois coups d’Etat militaires, j’ai connu la prison, la torture, j’ai vécu en exil, mais jamais je n’ai vu un tel niveau d’arbitraire. On se demande, non plus si la Turquie est encore un Etat de droit, mais si la loi y a encore sa place. »

Avec 170 intellectuels, Oya Baydar a récemment fait parvenir une lettre en faveur de la paix à tous les députés du Parlement de son pays. Elle n’ignore pas qu’elle pourrait payer cher cette prise de position. « En cas d’arrestation, ma valise est prête. » Marie Jégo (Istanbul, correspondante)

PHÉBUS

« Dialogues sous les remparts » (Suronu diyaloglari), d’Oya Baydar, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Phébus, 160 pages, 15 €.

ROMAN. « Tuff », de Paul Beatty

Tuff, deuxième roman de Paul Beatty, s’ouvre par une renaissance. Celle de Winston Foshay, alias « Tuff », laissé pour mort après une fusillade. Grand, obèse, son physique faisait de lui un vigile très prisé par les dealeurs. Fi !

Depuis le perron de sa maison d’East Harlem, il annonce à sa femme, à son enfant et à ses amis qu’il change de vie. Mourir et renaître, tel est le cycle de ce roman de formation extravagant porté par un jeune Noir qui trouve sa vocation en rejetant le fardeau de son père, ex-Black Panther, et en refusant de faire ce qu’on attend de lui.

Tuff est en réalité un passionné de cinéma russe et japonais, et est un grand lecteur des récits de Yoshikawa (1892-1962) sur la vie des samouraïs. Ce jardin secret lui permet d’échapper aux candidats aux élections locales qui rêvent de mettre le grappin sur ce « populiste hip-hop » – avant qu’il ne se lance lui-même en politique. Car c’est bien une campagne électorale déglinguée que conduit Winston sur les conseils du rabbin Throckmorton, un Afro-Américain converti. Moins grinçant que ses autres livres, plus touchant aussi, Tuff est une porte d’entrée de choix dans l’univers pétillant de Paul Beatty. Gladys Marivat

CAMBOURAKIS

« Tuff », de Paul Beatty, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Bru, Cambourakis, 320 pages, 24 €.

ESSAI. « Composition », de Michel Charles

Michel Charles poursuit, depuis Rhétorique de la lecture (Seuil, 1977), une entreprise théorique d’une cohérence et d’une rigueur exemplaires. Composition en offre aujourd’hui l’aboutissement. Indifférent à l’égard des modes critiques, Charles fonde une théorie de la lecture capable de fonctionner comme une rhétorique, autrement dit comme un ensemble organisé de règles valant pour tout texte.

Cette rhétorique se doit d’être aussi simple qu’efficace, tout en étant adaptée à notre culture du commentaire où, par méfiance à l’égard de la théorie, l’accent est mis sur les œuvres dans leur singularité. Nul jargon n’est à craindre chez Michel Charles, qui prend appui sur des exemples très classiques, de Mme de La Fayette à Marcel Proust, et s’attache à en déceler les « possibles ». Il reconnaît que s’attacher à la composition d’un texte ne permet pas d’en trancher la signification. Pas de structure cachée, pas de sens révélé.

Les lecteurs pressés en éprouveront une certaine frustration. Mais ceux qui savent patienter découvriront qu’une lecture attentive est le meilleur moyen de renouer avec des classiques dont l’école ou l’érudition avaient pu nous faire perdre le goût. Jean-Louis Jeannelle

SEUIL

« Composition », de Michel Charles, Seuil, « Poétique », 480 pages, 26 €.

ROMAN. « Double fond », d’Elsa Osorio

Des pêcheurs découvrent le cadavre d’une femme, en 2004, au large de La Turballe (Loire-Atlantique). Le corps est celui de Marie Le Boullec. Qu’est-il arrivé à cette Argentine d’origine, dont tout porte à croire qu’elle a été jetée dans la mer depuis un avion ou un hélicoptère ?

Médecin, mariée et sans histoire, était-elle vraiment la personne qu’elle disait être ? Muriel, jeune journaliste basée à Saint-Nazaire, tente d’élucider ce meurtre, dont le mode opératoire ressemble à s’y méprendre à celui des nombreux « vols de mort », perpétrés lors de la dictature argentine (1976-1983) pour se débarrasser des opposants au régime.

Dans ce roman très documenté, qui court de 1978 à 2006 et se déroule entre Buenos Aires, Paris et la Bretagne, Elsa Osorio évoque un pan méconnu de l’histoire de son pays. Entremêlant l’enquête policière et le récit en flash-back de la vie d’une ancienne militante engagée dans la lutte armée contre le régime, Double fond explore les séquelles de la dictature, trente ans après le retour à la démocratie. Un épilogue puissant et tragique à certains des crimes de l’Argentine. Ariane Singer

MÉTAILIÉ

« Double fond » (Doble fondo), d’Elsa Osorio, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Métailié, 396 pages, 21 €.

RÉCIT. « Dans nos langues », de Dominique Sigaud

Aux premières pages de Dans nos langues, une toute petite fille à peine initiée au langage tient la main de sa mère devant une porte où s’ébauche une conversation entre dames de bonne compagnie. L’enfant éprouve physiquement l’irrésistible métamorphose du corps et des mots de la mère, vécue comme une première séparation entre la mère et l’enfant jusqu’alors unies.

A être ainsi précipité en enfance, aux balbutiements d’un théâtre social tissé de contradictions morales, le lecteur sent bien qu’il ne s’agit pas, dans ce récit de soi, de se trouver ou se retrouver, mais de se saisir ou se ressaisir, en vérité. Comment se libérer de l’emprise des langages de la domination ?

Dansant autour d’un danger invisible, le texte élucide en les bousculant les normes, invisibles elles aussi, qui nous informent au quotidien de nos échanges. Il déploie une capacité à devenir, sur la page au moins, un être de parole, un être capable de la tenir, cette parole, de la donner, aussi, et de produire des effets en cascade jusqu’au sein d’ateliers d’écriture en Seine-Saint-Denis : c’est en cela qu’il touche à l’universel. Bertrand Leclair

VERDIER

« Dans nos langues », de Dominique Sigaud, Verdier, 144 pages, 14,80 €.