Gravure anonyme publiée en 1888 par Camille Flamarion - Domaine public / By Anonymous [Public domain or Public domain], via Wikimedia Commons

Ça m’est arrivé cette nuit. J’ai rêvé que je dînais avec Sergueï Brin, le cofondateur de Google, celui qui semble le moins aspiré par la spirale conquérante de l’entreprise, celui qui se consacre plus à la recherche et aux innovations un peu folles qu’à la gestion.

Dîner sympathique, en présence de ma famille, bon enfant, tranquille, sans chichis. Discussion ouverte à laquelle il a mis fin relativement tôt pour aller se coucher dans sa demeure écolo et spartiate, comme quelqu’un qui fait attention à lui-même, aux siens, à l’environnement.

Mon inconscient semble ainsi plein de bienveillance à l’égard d’un type que beaucoup d’entre vous redoutent et vouent aux gémonies, ou à qui ils jetteraient volontiers des tomates peu fraîches… pour les plus indulgents.

Permettez-moi d’abord d’avouer une certaine indulgence, incontestablement coupable, à l’égard de l’entreprise fondée par Sergueï Brin et Larry Page. Le danger qu’elle représente me semble venir plus de sa puissance toujours croissante que de son objectif avoué : nous permettre d’accéder au maximum d’informations possible. Comme tout le monde, je suis bien conscient qu’elle s’enrichit des pistes que nous lui donnons. Mais, encore une fois, je ne suis pas particulièrement fier de cette histoire qui m’est arrivée cette nuit en raison d’une décision prise hier. Je m’explique.

Vous savez, vous avez pu constater – ceux qui utilisent Google, en tout cas – que le moteur de recherche a modifié sa façon de gérer la publicité. Il élimine certaines annonces considérées visuellement envahissantes par la Coalition for Better Adds, une association dont il est membre. Une belle façon d’entretenir cette ambiguïté dont je viens de parler, puisque cela contribue à nous préserver des pratiques les plus agressives tout en nous exposant à d’autres, plus pernicieuses.

Ces messieurs de Google en ont profité pour modifier la façon dont les liens publicitaires apparaissent sur nos pages de résultats. D’une part, ils sont plus difficiles à distinguer des réponses à la requête faite. D’autre part, ils sont répartis un peu partout dans la page de réponses. Une bonne raison, pensent-ils, pour en mettre plus. Une excellente manière de nous pousser vers un clic par erreur sur un lien qui leur rapporte directement de l’argent.

J’ai jugé cela insupportable et, au bout de quelques minutes de travail, j’ai changé mon moteur de recherche par défaut en adoptant l’européen Qwant.com, qui, tout aussi efficace, présente l’avantage de ne pas garder trace des déambulations auxquelles m’entraînent ma curiosité et mes inquiétudes.

Au moment de le faire, j’ai trouvé ça simple. Légèrement libérateur. J’étais même assez fier de moi. C’est là qu’est le problème. Je n’y ai vu que du feu. Or mon rêve révèle que mon audace m’inquiète plus que je ne croyais. C’est déjà énorme.

Mais plus grave encore : mon rêve semble avoir voulu me confirmer – comme j’ai tendance à le croire – que Google n’est pas mauvais… puisque Sergueï Brin est un convive agréable.

Assez pour déclencher les alarmes. J’ai lu plein d’articles – voire des livres – sur les dangers que représente tel ou tel aspect de l’univers digital, sur l’atrophie de notre capacité d’attention comme de notre mémoire, l’altération de notre culture ou les violations de notre vie privée mesurable. J’aurais pu comprendre que mon inconscient ne pouvait qu’en être affecté d’une façon ou d’une autre.

Maintenant j’en ai la preuve : je me rebelle contre Sister Goo, il essaye de m’indiquer que je n’ai peut-être pas raison.

Mon conscient a vite repris le dessus au réveil et m’a confirmé dans mon intention. Me rebeller, bien sûr, chaque fois que j’en ressentirai la nécessité, sans jamais jeter le bébé avec l’eau du bain. Pas question de renoncer au digital. Les coupures qui en résulteraient seraient trop préjudiciables à mon travail comme à ma vie intellectuelle, amicale, familiale.

Mais je trouve que c’est une fabuleuse occasion de revenir sur cette phrase essentielle de l’historien Melvin Kranzberg, selon qui « la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ». Il faut savoir l’utiliser, pousser pour développer ses bons côtés, lutter pour limiter l’impact des mauvais, et bien aborder avec un esprit critique – qui a pour tâche de distinguer le bon grain de l’ivraie – qu’elle n’est pas neutre, qu’elle modifie profondément – y compris dans notre inconscient – ce que nous faisons, voire qui nous sommes.