Piquet de grève du jeudi 22 février devant la Senate House de Cambridge et le collège de King’s. / Pierre-Yves Anglès

Chronique britannique. Diplômé de Sciences Po et étudiant en master de littérature à
l’Ecole normale supérieure et en Sorbonne, Pierre-Yves Anglès raconte son semestre à
l’université de Cambridge, en Angleterre.

Dans l’étroite ruelle qui longe le collège de Trinity Hall, les manifestants tambourinent sur les palissades en bois qui couvrent des échafaudages. Un grondement sourd vient troubler le calme du petit bourg médiéval de Cambridge. Les slogans et les chants se suivent. « I’d rather be a picket than a scab », que l’on pourrait traduire par « Je préfère être dans un piquet de grève que le briser », renvoie aux grèves de mineurs de 1984 et 1985 sous Margareth Thatcher, un certain âge d’or du syndicalisme britannique.

La casse des pensions de retraite

Jeudi 22 février, comme soixante-quatre universités publiques au Royaume-Uni, Cambridge a entamé un mouvement de grève de quatorze jours reconductible. Le syndicat national pour l’enseignement supérieur (UCU) supervise la mobilisation. Il dénonce une baisse anticipée de 10 % à 40 % des allocations de retraite pour les professeurs et le personnel des universités, soit une perte moyenne annuelle de plus de 11 000 euros pour un professeur retraité. Le Universities Superannuation Scheme (USS) — l’un des principaux régimes de retraite pour le personnel universitaire — accuse un déficit de plus de 6 milliards de livres sterling. Le Universities UK (UUK) — l’organisation qui représente la direction de nombreuses universités du pays — envisage donc une réforme drastique des retraites.

Le UUK souhaite en réalité mettre un terme aux régimes de retraite à prestations définies. Au lieu de cotiser toute leur carrière selon des grilles qui déterminent leurs allocations, les salariés bénéficieraient seulement de régimes à cotisations définies : ils savent ce qu’ils versent, mais ils ignorent ce qu’ils toucheront car leurs revenus dépendent des bénéfices boursiers perçus sur leurs cotisations. Cette réforme alignerait le régime des universités publiques sur celui de l’essentiel des salariés britanniques : une retraite par capitalisation où des fonds de pension gèrent les cotisations de chacun et lui reversent ses bénéfices.

Pas supplémentaire vers la privatisation

Le UUK défend ces mesures en expliquant que les contributions des universités à la retraite de ses employés resteront en moyenne deux fois supérieures à celles des employeurs privés. Ils estiment également ces pensions assez généreuses. Le syndicat à l’origine de la mobilisation rétorque que les revenus des personnels de l’université ont déjà baissé de 14 % au cours des six dernières années.

Ce projet de réforme est perçu comme un pas supplémentaire dans la privatisation de l’enseignement supérieur britannique. En 2010 déjà, le pays avait connu des manifestations considérables contre l’augmentation du plafond des frais de scolarité qui est passé de 1 000 livres en 1998 à plus de 9 000 livres aujourd’hui, soit une multiplication par neuf en deux décennies.

On pourrait résumer le débat en train de se jouer de la manière suivante : faut-il appauvrir une branche professionnelle car elle bénéficie d’une « niche », ce qui constitue une inégalité relativement au traitement de la majorité des salariés ? Un camp dénonce la précarisation du personnel et un nivellement par le bas, l’autre dit s’attaquer aux privilèges acquis et rejette le statu quo dans un contexte de déficit important. Les arguments sont bien rodés.

Briser l’image « dépolitisée » de Cambridge

Les grèves sont assez rares à Cambridge, et les leaders syndicaux se sont félicités de briser l’image dépolitisée et « hors du monde » de la prestigieuse université. Ils comptent aussi sur la mobilisation d’Oxford pour attirer plus d’attention médiatique. Il y avait au moins cinq cents personnes au piquet de grève, qui marquait le lancement du mouvement à côté du collège de King’s. Ce collège n’est pas vide de symboles puisque l’économiste John Maynard Keynes, théoricien de l’intérêt des prestations sociales et de l’Etat providence pour la croissance, y a étudié et enseigné.

Environ un millier de professeurs et de membres du personnel de Cambridge sont en grève, sur la dizaine de milliers que compte l’université. Les étudiants composaient l’essentiel de la foule lors de la manifestation de jeudi et l’un de leurs slogans principaux était d’ailleurs : « Students and workers, unite and fight ! » (« Etudiants et salariés, unissez-vous et combattez ! »). Nous avons aussi reçu des e-mails incitant à ne pas aller en cours, en solidarité avec nos enseignants.

Demande de restitution des frais de scolarité

Derrière cet engouement apparent, les fumigènes multicolores et le seau où déposer quelques livres sterling pour soutenir la grève — ce qui consiste principalement à approvisionner les piquets en thé compte tenu du froid —, des dissensions apparaissent. Environ un million d’étudiants vont être affectés par la grève dans le pays et ils sont déjà près de 80 000 à avoir signé une pétition pour demander la restitution d’une partie de leurs frais de scolarité.

Puisqu’ils ne seront, a priori, pas affectés personnellement, plusieurs de mes professeurs ont dit manifester pour inciter les jeunes générations à s’engager dans des carrières académiques. Certains hésitent à faire grève car un demi-trimestre de cours perdu créé des lacunes, surtout pour les étudiants en licence. Cela est d’autant plus vrai à Cambridge qui fonctionne en trimestres condensés de huit semaines très intenses. C’est un particularisme parmi d’autres. Ici, une semaine de cours s’organise du jeudi au mercredi.

Les représentants de Universities UK qui sont à l’origine du projet de réforme rencontre les syndicats mardi. Stephen Toope, le vice-chancelier de l’université de Cambridge, a appelé à une rouverture des négociations pour garantir la qualité durable de l’enseignement public. D’ici là, le personnel en grève compte augmenter la pression par une mobilisation croissante. De deux jours de grève la semaine dernière, nous passons à trois celle-ci, puis quatre la suivante, jusqu’à la suspension complète des cours.