Une image extraite du film français de Laurent Roth, « Les Yeux brûlés » (1986). / SHELLAC

L’objet, étonnant et oublié, date de 1986. Il est signé Laurent Roth, futur artisan multicarte (réalisateur, scénariste, acteur, critique de cinéma, poète, dramaturge), à cette date conscrit au Service cinématographique des armées. Il y remporte un concours à l’occasion du quarantième anniversaire du martial organisme, qui va lui permettre de tourner, dans une liberté assez remarquable, Les Yeux brûlés.

Le résultat consiste en un montage de deux régimes d’images. Archives prélevées au Fort d’Ivry d’un côté. Entretien avec quelques grands reporters de guerre de l’autre. Ce pourrait être un film de pure propagande à la gloire de l’armée française, ce sera tout autre chose, une réflexion ambitieuse sur ce que signifie le fait de filmer la guerre. Les archives y forment un grand bain non chronologique, dans lequel des images des deux guerres mondiales et d’Indochine se télescopent.

Du côté discursif, quelque chose qui tient du dispositif s’installe, à la croisée du documentaire et de la fiction

De grands moments de foule fébrile (la mobilisation, le départ des conscrits, le retour) y côtoient les intenses solitudes et les cruelles souffrances des hommes au combat, le vide hagard des regards, l’abstraction meurtrière des bombes lâchées du ciel. Scènes répertoriées, non sans beauté ni composition, que le montage excède pourtant, les transformant en spectacle dément.

Du côté discursif, quelque chose qui tient du dispositif s’installe, à la croisée du documentaire et de la fiction. Soit l’aéroport de Roissy en 1986, une cantine militaire qui tourne sur un tapis vide (celle du reporter de guerre Jean Peraud, tué le 8 mai 1954 à Diên Biên Phu), et une jeune femme qui la réceptionne, qui se trouve être l’actrice Mireille Perrier, droit sortie du désenchantement amoureux de Boy Meets Girl, de Leos Carax. Des photographies sont sorties de la boîte, qui sont prétexte à nouer dialogue avec quelques illustres baroudeurs de l’image de guerre, parmi les plus illustres desquels se trouvent Raoul Coutard et Pierre Schoendoerffer.

Esthétique et innommable

Il en ressort un exquis dialogue de sourds entre les rôles aussi bien qu’entre les sexes. La femme jette un regard faussement candide sur les photographies, cherche à comprendre, tâtonne, module ses questions, touche, l’air de rien, là où ça fait mal, fait sortir de leurs gonds, avec une douceur intolérablement insistante, ces hommes qui ont vu le pire. Les professionnels, durs à cuire revenus des fronts, qui ont photographié la mort en face, qui cultivent les valeurs viriles et fraternelles de l’amitié et de la pudeur, semblent, pour certains d’entre eux, excédés de devoir s’expliquer, pour d’autres se réfugient derrière un discours faussement impavide.

« Les Yeux brûlés » doit être à ce jour le film le plus antibelliciste jamais commandé par l’Armée française

Car ces hommes sont comme les autres. Ils n’approchent pas la mort sans frémir, ils ne la filment pas sans effroi. Ils ne composent par leurs plans sans s’interroger sur le rapport entre l’esthétique et l’innommable, sur cet immense désastre qu’ils s’appliquent à figurer, donc à cacher, mais qu’ils révèlent quand même et qui s’appelle la guerre. Encore faut-il ne pas le laisser paraître. Chacun d’entre eux est une casemate à prendre, que la jeune femme force, regard clair et front soucieux, selon une rhétorique sinueuse. C’est qu’on approche ici l’idée du sacrilège de la mort cinématographique, moment inaliénable de la vie humaine que le cinéma entreprend de voler et de répéter mécaniquement, telle qu’André Bazin l’a formulée dans un texte célèbre (« Mort tous les après-midi »).

Jamais distribué en son temps, tiré de l’oubli par le distributeur Thomas Ordonneau, Les Yeux brûlés, qui doit être à ce jour le film le plus antibelliciste jamais commandé par l’Armée française (honneur à elle), a été présenté à Cannes, puis est sorti en salle en 2015. La présente édition DVD lui ajoute l’intégralité des entretiens enregistrés de Raoul Coutard et Pierre Schoendoerffer.

Film français de Laurent Roth (1986). 1 DVD et 1 livret. Ed. Shellac. Sur le Web : www.shellac-altern.org/films/376