L’avis du « Monde » – à voir

Amel (Hafsia Herzi), jeune photographe tunisienne, vient de perdre son mari dans un accident. Terrassée par le deuil, elle est accueillie par la famille du défunt et épaulée par son beau-père, qui l’encourage dans sa pratique artistique. Pour conjurer son chagrin, elle entame une série de photographies mettant en scène de jeunes hommes dénudés qu’elle choisit au hasard dans les rues de Tunis. Devant L’Amour des hommes, troisième long-métrage du réalisateur et scénariste tunisien Mehdi Ben Attia, on saisit très vite qu’à l’origine du projet préside le désir d’une interversion : celle de donner à un personnage féminin le statut de sujet désirant, et à la gent masculine, celui d’objet du désir.

Si le geste est louable, il n’épuise pas tout l’intérêt suscité par le film, dont l’intelligence réside précisément dans la manière dont ce fantasme d’interversion, loin d’être souverain, se trouve sans cesse confronté à la réalité des rapports entre hommes et femmes dans la société tunisienne. Car on pourrait penser que lorsqu’elle photographie, Amel est dans sa bulle, exerçant sa pratique sans aucune entrave morale. Quant aux hommes qui la suivent, ils se prennent au jeu de son désir à condition d’être isolés.

Suspense érotique

Lors d’une très belle séquence, un ancien ami de son mari accepte de poser pour elle en plein après-midi, dans l’appartement déserté des beaux-parents. A sa demande, le jeune homme se dénude lentement. La scène, très érotique, laisse planer un doute : on ne sait pas si on assiste aux prémices d’un rapport sexuel dont le prétexte serait une séance de travail. Le doute reste entier avec l’arrivée des beaux-parents, sidérés de voir dans leur salon leur bru penchée sur un homme à moitié nu.

Malicieusement, Mehdi Ben Attia agrippe l’attention par un suspense érotique qui ne laisse jamais savoir comment se termineront les séances photo, toujours interrompues pour des raisons différentes. Ces instants que l’on pensait suspendus et à l’abri du monde et des regards se révéleront poreux et précaires, l’air extérieur s’y engouffre tellement que ces séances figurent peu à peu un portrait composite de la jeunesse tunisienne. Toute une galerie de personnages défilent devant l’appareil d’Amel, et la diversité de leurs réactions permet au film de ne jamais figer son propos et d’échapper à une lecture binaire qui ferait de la jeune femme un ange et des personnages masculins des prédateurs en puissance.

A tous les niveaux, Mehdi Ben Attia cultive savamment l’ambiguïté, renverse ce qui avait l’air fixé pour de bon

A tous les niveaux, Mehdi Ben Attia cultive savamment l’ambiguïté, renverse ce qui avait l’air fixé pour de bon. Ainsi, le désir d’Amel n’est peut-être qu’un outil de travail comme un autre qui lui permet d’obtenir ce qu’elle veut de ses modèles. Quant à son appareil, il est un bouclier qui lui permet de tenir les hommes à distance, mais qui peut aussi se retourner contre elle et la fragiliser. Femme photographiant des hommes, Amel prend inévitablement le risque de devenir l’objet d’un désir dont elle ne veut pas, mais c’est dans ce risque que se loge toute la valeur de son projet.

De ce dispositif ludique, le cinéaste tire ainsi une matière infiniment riche dont la complexité tient à la faculté de retournement permanent. Ainsi du très beau personnage du beau-père (Raouf Ben Amor), patriarche cultivé et ouvert d’esprit, complice et mécène de la photographe, que la frustration sexuelle rendra pourtant violent. Ni Amel ni le film ne le condamneront, car Mehdi Ben Attia est bien trop affairé à déjouer habilement les attentes pour s’octroyer le droit de juger ses personnages. Entre le noir et le blanc, L’Amour des hommes a la grande délicatesse de s’en tenir au gris.

Of Skin and Men / L'Amour des hommes (2018) - Trailer (French Subs)
Durée : 01:31

Film français et tunisien de Mehdi Ben Attia. Avec Hafsia Herzi, Raouf Ben Amor, Haythem Achour (1 h 45). Sur le Web : www.epicentrefilms.com/L-Amour-des-hommes-Mehdi