Un soldat syrien, dans l’est de la Ghouta, le 28 février. / OMAR SANADIKI / REUTERS

Dans la Ghouta orientale, en Syrie, près de 400 000 personnes sont actuellement assiégées et pilonnées par les forces du régime, qui ne respectent pas la trêve réclamée par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, votée samedi 24 février. Notre journaliste Allan Kaval a répondu à vos questions sur la situation sur place.

Lucas : Les gouvernements occidentaux et les organisations internationales n’ont-ils vraiment aucun moyen d’intervenir pour empêcher ce massacre ?

Allan Kaval : La Ghouta orientale est encerclée par les forces du régime syrien. Or le régime de Damas est placé sous la protection de son allié russe sans le feu vert duquel la situation ne peut évoluer. Le Conseil de sécurité a voté samedi 24 février une résolution demandant une trêve « sans délai » de trente jours, non seulement autour de la Ghouta orientale, mais dans toute la Syrie.

Ce qui a été initialement perçu comme une avancée diplomatique peine cependant à prendre corps sur le terrain. Là encore, c’est Moscou qui tient les cartes en main. Quatre jours après le vote du Conseil de sécurité, la Russie a ordonné la mise en œuvre de sa version de la trêve pour la Ghouta orientale : une interruption des combats quotidienne de cinq heures. Or, dès mardi, l’aviation et l’artillerie du régime ont repris leurs bombardements contre l’enclave rebelle. D’après les médias du régime syrien, les groupes de l’opposition armée qui tiennent la Ghouta orientale ont également tiré des missiles en direction de Damas.

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, affirmait ce matin que l’application de la trêve sur la Ghouta orientale dépendait maintenant des rebelles, accusés de bloquer les livraisons d’aide, qu’il a appelés à « agir » pour qu’elle soit mise en œuvre. Hier, le commandant des forces américaines au Moyen-Orient, Joseph Votel, a accusé la Moscou de jouer « à la fois le rôle de pyromane et celui de pompier ». M. Votel a invité la Russie à « admettre qu’elle n’est pas capable de mettre fin au conflit syrien, ou alors qu’elle ne le souhaite pas ».

Olrik : On évoque les bombardements du régime sur la Ghouta, mais plusieurs groupes djihadistes ne bombardent-ils pas régulièrement Damas en faisant également des victimes dans la population civile ?

Allan Kaval : Les tirs de missiles vers Damas depuis la Ghouta ont lieu de manière régulière. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a documenté la mort de 122 personnes au moins dont 18 enfants depuis le début de l’escalade militaire dans les régions de Damas à la mi-novembre 2017. Ces chiffres sont cependant bien moins élevés que le nombre estimé de victimes civiles liées aux bombardements et tirs d’artillerie du régime et de ses alliés contre la Ghouta orientale. On estime que plus 600 personnes ont été tuées au cours des dix derniers jours dans l’enclave rebelle.

Jeremie : Etes vous en mesure de nous dire quels groupes armés composent les forces rebelles présentes dans le quartier de la Ghouta ? Sur qui les bombardements de l’alliance russo-syrienne s’acharnent-t-ils ?

Allan Kaval : L’enclave de la Ghouta est tenue par plusieurs groupes rebelles et djihadistes. Le plus puissant est Jaych Al-Islam (l’Armée de l’islam). Il s’agit d’un groupe salafiste soutenu par l’Arabie saoudite, dont siège dans la Ghouta se trouve à Douma, la localité la plus importante de l’enclave. On estime ses effectifs à 10 000 hommes, disposant de blindés, de pièces d’artillerie et de mortiers.

Le deuxième groupe en termes de taille et d’influence est Faylaq Al-Rahman, soutenu par la Turquie et le Qatar. Il compterait 8 000 hommes dans la Ghouta orientale. Les zones placées sous son contrôle, au centre de l’enclave, sont les plus touchées par les bombardements du régime.

Ahrar Al-Cham, un groupe originellement d’inspiration djihadiste, a également un ancrage dans la Ghouta orientale. Hayat Tahrir Al-Cham, un groupe lié à la nébuleuse Al-Qaida, maintient par ailleurs une présence dans le territoire rebelle. Jaych Al-Islam et Faylaq Al-Rahman ont échoué à obtenir du régime l’arrêt des combats et la reconnaissance d’une forme d’autonomie locale en échange de l’expulsion de Hayat Tharir Al-Cham de la Ghouta orientale.

Nimportequoi : Pensez-vous que les Etats-Unis pourraient être tentés de montrer à nouveau les muscles sur ce dossier ?

Allan Kaval : Washington s’en tient pour l’instant à des déclarations qui, bien que musclées, ne sortent pas du registre diplomatique. Les critiques américaines sont d’abord adressées à la Russie, accusée de jouer un double jeu sur le dossier de la Ghouta, mais également de ne rien faire pour empêcher le régime syrien d’utiliser des armes chimiques. C’est bien sur la question des armes chimiques que l’administration américaine se veut la plus ferme. Début février, le secrétaire américain de la défense James Mattis a évoqué la possibilité de nouvelles frappes aériennes contre la Syrie en cas de nouvelles attaques chimiques. Ces déclarations n’ont pas été suivies d’effet.

Mh : L’échec du cessez-le-feu est-il la preuve que Poutine ne contrôle absolument pas son « partenaire » syrien ? Ou bien que l’accord des Russes sur le cessez-le-feu n’était qu’un accord de façade ?

Allan Kaval : La question du degré de contrôle russe sur l’action du régime de Damas en matière militaire se pose, mais elle relève du registre de la nuance. Pour ce qui est de la Ghouta orientale, Moscou contrôle l’espace aérien syrien dans cette partie du pays et pourrait imposer un respect réel de la trêve dont la Russie a elle-même défini les termes. Les dernières déclarations russes accusent d’ailleurs les rebelles d’être responsables de la reprise des affrontements. Certaines divergences ont pu cependant être notées au-delà de la Ghouta orientale. Contre l’offensive turque dans l’enclave kurde d’Afrin (nord-ouest du pays), Damas a permis à des milices locales prorégime d’apporter leur soutien aux forces kurdes, alors même que l’aviation d’Ankara y bénéficie du feu vert de Moscou.

Toto le rigolo : Et à Afrin, où en est-on ?

Allan Kaval : A Afrin, les forces turques et leurs supplétifs syriens ont rempli leur premier objectif : prendre le contrôle des zones de l’enclave kurde qui jouxtent la frontière turque. A présent, Ankara déclare se préparer à une offensive contre des centres urbains et assiéger la ville d’Afrin, qui donne son nom à l’enclave. A cette fin, de nouvelles forces ont été déployées dans la zone. Il s’agit des forces spéciales de la police et de la gendarmerie turque. Réputées idéologiquement proches d’une tendance islamo-nationaliste, ces forces ont été le fer de lance de l’écrasement des insurrections kurdes qui se sont multipliées dans le sud-est de la Turquie entre 2015 et 2016. Ankara ne s’estime pas liée par la résolution du Conseil de sécurité prise samedi et demandant la mise en œuvre d’une trêve de trente jours, « sans délai ».

Ahmed : Quelle est la situation à Homs et Alep ?

Allan Kaval : Homs et Alep sont sous le contrôle des forces du régime syrien, y compris des milices loyalistes locales. Les quartiers autrefois tenus par l’opposition armée dans ces deux grandes villes de l’Ouest syrien portent toujours les stigmates des destructions massives causées par les bombardements orchestrés par le régime et son allié russe pour les reprendre.

Ben : Comment l’OSDH se tient-il informé de la situation sur place ?

De manière générale, l’obtention d’informations exactes par des moyens neutres est un défi dans la couverture de cette zone. Plusieurs sources existent cependant. Certaines ONG, comme l’organisation médicale SAMS, disposent de relais sur place parmi les personnels soignants qui prennent en charge les blessés et les malades et permettent d’évaluer la situation humanitaire de l’enclave. Des contacts directs peuvent également être établis par les journalistes présent en dehors de Syrie avec des personnes qui se trouvent sur place, grâce à des messageries comme WhatsApp.

L’OSDH bénéficie également d’un réseau de sources étendu partout sur le territoire syrien. Ses informations, malgré toutes les limites existantes, sont considérées comme fiables par les principales agences de presse internationales. Ces dernières disposent également de correspondants locaux, y compris dans la Ghouta orientale. Des journalistes citoyens ou journalistes activistes sont aussi présents dans l’enclave rebelle et utilisent abondamment les réseaux sociaux. Ils conçoivent souvent leur rôle comme celui d’un porte-voix des populations en souffrance.

Bertrand : Pourquoi Le Monde ne parle pas du fait que les « rebelles » se servent des civils comme boucliers humains ?

Allan Kaval : Le sort des populations placées entre deux feux a été au cœur de la couverture de l’offensive contre la Ghouta déployée par Le Monde depuis la semaine dernière. Il convient cependant de noter la disproportion entre les destructions causées par l’un et l’autre belligérants. Si la poursuite des combats malgré la trêve empêche l’évacuation de ceux qui le souhaiteraient, il paraît nécessaire de rappeler que pour certains habitants de la Ghouta, le fait de sortir de l’enclave rebelle attaquée pour passer dans les zones contrôlées par le régime n’est nullement perçu comme une garantie de sécurité.

Dans la Ghouta orientale, les hôpitaux ciblés de façon « systématique »
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La Ghouta orientale, au cœur du conflit syrien

Ancien « poumon vert » de Damas, situé à l’est de la capitale de la Syrie, la Ghouta orientale est un fief rebelle qui fait, depuis 2013, l’objet de bombardements quasi quotidiens.

Cette année-là, le conflit prend un nouveau tournant dans la zone avec des attaques chimiques dans les alentours de Damas ; en mai, les journalistes du Monde sur place sont les premiers à être témoins d’attaques chimiques lancées à l’entrée de la capitale durant plusieurs jours. Mais c’est surtout lors d’un massacre durant la nuit du 21 août de la même année que ces armes sont utilisées massivement.

A partir de 2015, des dizaines de civils sont affectées par les pénuries de nourriture et de médicaments.

Depuis l’été 2017, la région est censée être une des « zones de désescalade » créées en vertu d’un accord entre la Russie, l’Iran — principaux soutiens du régime — et la Turquie, qui appuie l’opposition. Mais les bombardements n’ont jamais cessé. Le 5 février, le régime lance une offensive aérienne d’une intensité inédite.