La vie citadine les a rendues inséparables. Installées dans un modeste logement de la banlieue d’Addis-Abeba, Hewan, 21 ans, et Bitania, 23 ans, partagent depuis deux ans un sort commun. Elles font partie de ces cohortes de jeunes femmes venues de la campagne pour tenter leur chance en tant qu’ouvrières dans la capitale de l’Ethiopie.

Fort d’un taux de croissance moyen de près de 10 % depuis 2004, le géant africain (94 millions d’habitants) a vu pousser aux abords d’Addis-Abeba de nouveaux sites de production et, alors que les deux tiers des Ethiopiens vivent à la campagne, le besoin de ces usines en main-d’œuvre peu qualifiée est un puissant accélérateur de l’exode rural. Passées brutalement de la ferme à l’usine, Hewan et Bitania sont actrices et témoins d’une véritable mutation sociétale.

« Vivre seule à Addis-Abeba est impossible »

Longue tresse dans le dos, visage allongé, teint cuivré, Hewan est née dans un village du nord du pays, à une centaine de kilomètres de Mékélé, la capitale de la région du Tigré. Sa famille y vit grâce aux revenus cumulés de la ferme et d’une petite épicerie.

Fin 2015, alors que la jeune fille vient de fêter ses 18 ans, un cousin d’Addis-Abeba l’avertit qu’une compagnie étrangère recrute des ouvrières. Construit entre 2006 et 2010 par le groupe turc Ayka Textile, le vaste site de production (15 hectares) a été installé dans la petite commune d’Alem Gena, à une vingtaine de kilomètres du centre-ville. En 2016, il emploie déjà près de 8 500 salariés, dont 70 % de femmes.

Accompagnée de son frère aîné, Hewan fait le long voyage jusqu’à la capitale. Après deux entretiens, elle décroche un contrat à l’atelier de confection. « Heureusement, mon cousin a pu me loger pendant les premiers mois, raconte-t-elle. Vivre seule dans une grande ville comme Addis-Abeba est impossible. Par la suite, avec ma paye, j’ai pu prendre un logement tout près de l’usine. »

C’est dans la cour qui jouxte sa nouvelle chambre que Hewan a rencontré Bitania, début 2016. Comme elle, la jeune femme vient d’être embauchée à l’usine Ayka, à l’atelier des bobines de coton, et cherche à se loger à moindres frais, non loin de son travail.

Toit de tôles ondulées, murs en pisé percés d’une fenêtre, sol en terre battue, sanitaires sommaires dans la cour… Pour ce logement de fortune, chacune doit débourser 300 birrs par mois (près de 9 euros), soit un tiers de leurs salaires mensuels. A l’intérieur de chaque chambre de 7 m2, quelques objets personnels et des rayonnages en bois pour les vêtements. Au plafond, un fil électrique où pendouille une ampoule alimentée par un groupe électrogène. « Bien sûr, ce n’est pas le grand luxe, lance Bitania. Plus tard, avec nos économies, nous trouverons un endroit plus confortable. »

Volontaires pour des heures supplémentaires

Comme sa nouvelle amie, Bitania vient d’une famille de paysans. Après ses études secondaires, la vie au village et les pressions familiales lui pèsent. « Mes frères aînés aidaient mon père à la ferme. Mais pour moi et mes sœurs, c’était difficile de devenir indépendantes. Mes parents s’étaient mis en tête de me marier avec un voisin plus riche et beaucoup plus âgé que moi, avoue la jeune fille. Venir vivre et travailler à Addis-Abeba était la seule façon de défendre ma liberté. »

Chaque jour, les deux ouvrières partent à pied à l’usine et s’attendent pour rentrer. Ensemble, elles économisent sur les frais du quotidien (alimentation, transports, électricité, téléphone). Surtout, elles anticipent les plannings de l’usine et s’arrangent pour être dans les mêmes équipes, qui tournent toutes les huit heures, et s’inscrire au « volontariat » pour les heures supplémentaires des week-ends. « Comme nous ne rentrons dans nos familles que tous les trois ou quatre mois, autant en profiter pour travailler le samedi et le dimanche », explique Hewan, qui travaille entre 48 et 56 heures par semaine pour un salaire mensuel de 900 birrs.

Maquillées et toujours tirées à quatre épingles, montres branchées aux poignets et chaussures impeccables, les deux collègues aiment profiter de leurs rares jours de repos pour flâner dans les rues commerçantes de la capitale. « C’est tellement différent de ce que nous avons connu, disent-elles. Au village, tout le monde sait tout, impossible de se promener librement entre filles. Même adulte, même mariées et avec des enfants, on reste sous l’emprise des parents. Ici, loin du carcan familial, c’est une liberté presque sans limites. »

« C’est comme si nous avions changé de planète »

Mais une liberté qui a un prix. Centres commerciaux, cafés à la mode, location de vidéos et de CD… « La ville crée un nombre incroyable de besoins qu’on n’imagine même pas lorsqu’on vit à la campagne », souligne Hewan. Et puis, bien sûr, quelques sorties le soir, mais « jamais trop tard ». Avec, forcément, des « rencontres amoureuses », sourient-elles. « Oui, mais il faut faire attention, prévient aussitôt Bitania. Ici, on peut faire des mauvaises rencontres. La prostitution est si développée à Addis-Abeba que les rapports avec les hommes sont très compliqués. Il faut savoir se défendre. Même à l’usine, les mains traînent souvent. C’est aussi pour ça que nous restons toujours ensemble. »

Quand elles rentrent dans leurs familles respectives, Bitania et Hewan en profitent pour « laisser de l’argent » à leurs parents – autour de 450 birrs à chaque voyage – et apporter des produits alimentaires (huile, savons, sacs de riz). Pour le reste, elles reconnaissent volontiers qu’elles ne racontent pas tout de leur nouvelle vie. « Ils ne pourraient pas comprendre la façon dont les gens vivent ici, reconnaît Hewan. C’est comme si nous avions changé de pays ou même de planète !, enchaîne Binitia. Même nos habits, nous les changeons pour rentrer au village. »