Dans toutes les régions du vaste monde, la littérature est un art, mais c’est aussi une grande famille. Pour exister pleinement, elle a besoin de trois groupes interdépendants : les créateurs, les passeurs et les lecteurs. L’entreprise de fondation de la littérature négro-africaine, celle des pionniers de la négritude, n’aurait pas connu l’éclat qui est le sien sans le concours permanent, viscéral et fraternel de Lilyan Kesteloot, qui nous a quittés mercredi 28 février. Elle avait 87 ans.

Plantons le décor pour rafraîchir notre mémoire collective assoupie avec le temps ou désorientée par le flux continu d’informations et de publications. Dans les années 1930, de jeunes poètes – Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, notamment – lancèrent un nouveau mot d’ordre inaugurant l’ère de la fierté nègre. La négritude vit le jour à Paris, propageant un nouvel humanisme. En 1956, le Congrès des écrivains et artistes noirs, à l’initiative de la jeune et dynamique revue Présence africaine, se déroula à la Sorbonne, au cœur de la capitale française, considérée comme l’avant-poste du monde noir.

De Georges Bernanos à Léopold Sédar Senghor

Lilyan Kesteloot a l’âge de la négritude, elle a vu le jour en 1931 à Bruxelles. Comme nombre de ses compatriotes, elle est une fille du Congo colonial, où elle a passé une grande partie de son enfance et son adolescence. Elle revient en Belgique pour ses études universitaires, couronnées par une licence, en 1955, en lettres modernes à l’Université de Louvain, avec un mémoire sur l’œuvre de Georges Bernanos. Six ans plus tard, elle acquiert à l’Université libre de Bruxelles le grade de docteur avec une thèse, Les Ecrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature, qui fera de la Bruxelloise la passeuse la plus active de la littérature négro-africaine tant à Dakar qu’à Yaoundé ou à Paris.

Six décennies durant, Lilyan Kesteloot est de tous les combats, signant articles, préfaces et ouvrages académiques à tour de bras. Sa voix claironne dans les colloques. Son visage buriné, son sourire désarmant et ses longues tresses ornent les couvertures de multiples anthologies et magazines.

Si elle débute sa carrière comme professeure à l’Ecole normale supérieure de Yaoundé, où elle participe à la fondation de la revue Abbia, si elle enseigne ensuite au Mali puis en Côte d’Ivoire, c’est au Sénégal qu’elle s’installe pour travailler comme directrice de recherche à l’Institut fondamentale d’Afrique noire (IFAN), au sein de l’université Cheikh-Anta-Diop. Amie de Senghor, de Césaire et d’Amadou Hampâté Bâ, qui la considère comme sa fille, c’est depuis Dakar que l’auteure d’Histoire de la littérature négro-africaine anime un vaste réseau mêlant créateurs, chercheurs, griots et simples amateurs, sans compter ni son temps ni son énergie.

Passion pour « la civilisation de l’universel »

La carrière et la vie de cette femme de cœur se confondent avec la négritude et plus généralement avec la littérature négro-africaine, dont elle a analysé avec talent les influences, les thèmes, les orientations et la réception. Au cours des dernières décennies, elle a exploré les contes, les mythes et autres sapiences de l’oralité pour mettre en évidence le dialogue constant et fertile entre les gisements traditionnels et les productions récentes, francophones le plus souvent.

En 2000, j’ai passé quelques jours à Dakar et, bien sûr, rendu visite à Lilyan Kesteloot. J’ai à mon tour eu droit à toute la générosité et la prévenance dont elle avait la réputation de témoigner aux jeunes auteurs. N’ayant que des mots chaleureux à mon égard, elle m’a encouragé à ne pas perdre de vue ma personnalité, de garder le lien avec mes prestigieux prédécesseurs et de ne pas me soucier des modes parisiennes.

C’est dans son bureau à l’IFAN, étroit et encombré de livres, que j’ai senti toute la passion de Lilyan Kesteloot. Passion pour la littérature, passion pour le continent africain et pour les diasporas noires, passion pour une humanité réconciliée ou, pour le dire avec les mots de Senghor, son ami et son mentor, pour « la civilisation de l’universel » que nous devons bâtir ensemble. Jusqu’à son dernier souffle, Lilyan Kesteloot a œuvré pour l’avènement de la civilisation universelle.

Je pense que Lilyan Kesteloot aurait aimé voir son nom accolé à ceux de ses nombreux collègues passeurs disparus avant elle, à l’instar de Mohamadou Kane, János Riesz, Jean-Pierre Jacquemin, Thomas Melone ou Jean-Pierre Guingané. Grâces leur soient rendues.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à la George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).