Devant le Palais des sports Ruffini, à la sortie du concours pour 5 postes d’infirmiers. / CHARLOTTE CHABAS / LE MONDE

Sous ses yeux bruns en amande, son trait de khôl estompé lui fait comme deux ecchymoses. Valeria S. a le visage froissé des petits matins sans sommeil. Toute la nuit, elle a enchaîné les heures de conduite avec sa sœur depuis leur station balnéaire natale de Vasto, dans les Abruzzes. Huit heures au volant de l’Opel Corsa jaune moutarde de leurs parents. 766 kilomètres pour « se donner une chance de trouver un emploi à vie », espère la jeune femme de 24 ans.

Les deux sœurs ont pourtant bien cru ne jamais parvenir à destination. La faute à la neige, qui tombe dru en ce petit matin du vendredi 2 mars à Turin, dans le nord de l’Italie. « Encore une épreuve sur le chemin bien accidenté de la réussite », plaisante Valeria S., dont le visage se tend à mesure que le stress monte.

5 000 pour cinq postes

Comme elle, ils sont nombreux à avoir gagné la capitale piémontaise. Tellement nombreux que la ville a réquisitionné le Palais des sports Ruffini, un vaste bâtiment circulaire de béton au sud de la ville.

Près de 5 000 personnes y sont attendues ce jour-là pour un test de présélection au concours d’infirmier. Seuls 800 seront retenus pour un second examen, et pourront espérer décrocher l’un des cinq postes d’infirmiers de la fonction publique officiellement ouverts cette année. En vérité, peut-être un peu plus – l’administration italienne a ceci de vicieux qu’elle n’affiche que le nombre minimal de postes créés dans l’année.

Reste que l’espoir est mince de faire partie des heureux élus, même s’ils sont mieux lotis que d’autres. En janvier, ils étaient 5 000 pour un poste d’infirmière à Parme. Le mois dernier, un concours pour un poste de professeur a attiré 10 000 candidats, tandis que trente postes de pompiers ont rassemblé 18 000 personnes.

« Génération chômage »

Ce vendredi matin à Turin, l’événement est d’ailleurs tout autant un questionnaire médical qu’une leçon de géographie italienne. Bari, Naples, Pescara, Milan… ils viennent de partout tenter leur chance.

Dans un pays où près 33 % des moins de 25 ans et 17 % des moins de 35 ans sont au chômage, la fonction publique est « un rêve de ne plus jamais avoir à se préoccuper de l’avenir », raconte Matteo, 26 ans. Et « pouvoir quitter la maison de ses parents », rajoute dans un souffle celui qui tente pour la quatrième fois le concours. Lui a utilisé l’argent offert par ses grands-parents à Noël pour gagner le Piémont. « Tant pis pour le cadeau d’anniversaire de ma copine », déplore-t-il.

Le Mouvement 5 étoiles (M5S) a bien compris l’enjeu électoral de cette « génération chômage ». A quelques jours des élections législatives du dimanche 4 mars, le parti populiste, lancé en 2009 sur la promesse d’un « renouvellement de la classe politique », est le seul à tracter à la sortie du gymnase, où les cigarettes brûlent en même temps que les forfaits téléphoniques.

Selon les derniers sondages, près de 40 % des moins de 25 ans pourraient s’abstenir dimanche. Pour Antonio Noto, directeur de l’institut de sondage italien IPR, ce chiffre s’explique « par une perte de confiance généralisée dans le monde politique ». Il y a dix ans, ils étaient 10 % à dire croire aux partis politiques. Ils ne sont plus que 7 %.

« On n’y croit plus à tes conneries »

Dans les allées du parc Ruffini, les militants du M5S peinent d’ailleurs à intéresser les jeunes étudiants. « Remballe ton tract, on n’y croit plus à tes conneries », dit un jeune homme en doudoune sombre. « Si les jeunes comptaient dans ce pays, on commencerait par leur donner le même droit de vote », lance-t-il amer. En Italie, les électeurs âgés de 18 à 25 ans n’ont le droit de voter que pour les députés, et non les sénateurs.

En face, la militante du M5S, bonnet rose pastel sur la tête, ne se laisse pas impressionner. Elle lui tend le tract où s’affiche le visage juvénile du nouveau dirigeant du parti, Luigi di Maio, 31 ans. « Il comprend nos problèmes, puisqu’il est jeune aussi », dit l’étudiante, qui martèle :

« Il faut voter pour lui, c’est notre seule chance de nous faire entendre. »

Un groupe de quatre jeunes femmes venues de Toscane approuve. « On votera pour le mouvement 5 étoiles parce que c’est le seul qui propose des choses concrètes pour nous sortir de notre merde », dit l’une d’elle avec véhémence, citant notamment le revenu universel de 780 euros qu’a promis d’instaurer le parti. « Au moins, c’est quelque chose », dit-elle. « Les autres, ils nous accusent juste de pas faire assez d’enfants sans comprendre que c’est compliqué de construire une famille quand tout ce qu’on te propose, c’est des stages sous-payés », s’emporte l’étudiante, perchée sur des bottes à talons hauts.

« Magouille et compagnie »

Mais le M5S, crédité de près de 26 % dans les derniers sondages, a beau s’imposer comme le premier parti en termes de voix, il n’est pas le mieux placé pour former un gouvernement. « La politique italienne, ça reste magouille et compagnie, ce n’est qu’une histoire de coalitions et de qui s’entend avec qui », s’emporte Rosa, une jeune Turinoise de 24 ans. « Ou plutôt, de qui fait semblant de s’entendre avec qui », complète-t-elle, en imitant des dirigeants de la coalition de droite obligés de se faire des courbettes.

Rosa, 24 ans, s’abstiendra dimanche 4 mars aux élections législatives. / CHARLOTTE CHABAS / LE MONDE

Cette fille d’enseignants n’est d’ailleurs pas plus convaincue par le nouveau dirigeant du M5S, qui tente de lisser l’image du parti en lui donnant une inflexion soudainement moins europhobe. « Comment on peut croire qu’un homme de 31 ans, qui n’a même pas eu son diplôme de droit, n’est pas la marionnette d’autres personnes qui orchestrent en coulisses ? » La jeune femme, qui avait voté M5S aux municipales, se dit « déçue d’un parti qui change d’avis comme de chemises ». « Ils essaient de faire, c’est sûr, mais ils font surtout mal », conclut-elle.

« Demain sera pire qu’aujourd’hui »

Une de ses amies, piercing à l’arcade et queue-de-cheval brouillonne, n’ira pas voter dimanche. « A quoi bon », dit celle qui dit « n’avoir même plus le goût de parler politique, tant c’est devenu n’importe quoi », avec cette gauche « plus éclatée qu’un puzzle ». Son compagnon, étudiant en chimie, partage son désarroi. « Pour nous, demain sera pire qu’aujourd’hui », lance-t-il.

« Comment vous voulez qu’on croie en quelque chose quand on a toujours connu un Berlusconi pas loin du pouvoir et le sentiment que la seule solution pour la stabilité du pays, c’est encore et toujours Berlusconi ? »

Lui est décidé, il quittera l’Italie le plus vite possible pour « trouver du boulot dans un pays où on donne une vraie chance aux jeunes ». Selon les derniers chiffres de la fondation Migrantes, en 2016, plus de 50 000 d’Italiens âgés de 18 à 34 ans sont partis chercher un meilleur avenir à l’étranger. Une fuite des cerveaux qui inquiète, alors que le pays affiche déjà l’une des populations les plus âgées au monde, derrière le Japon et l’Allemagne.

Valeria S. et sa soeur ont fait huit heures de voiture pour arriver à Turin. / CHARLOTTE CHABAS / LE MONDE

Pour Stefano en revanche, hors de question de quitter son pays. Ce Milanais votera pour la Ligue dimanche, comme le reste de sa famille. Le parti d’extrême droite de Matteo Salvini pourrait bien faire marquer le scrutin, après une campagne dominée par les questions de sécurité et d’immigration. « Si on veut vraiment donner une chance à l’Italie, il faut donner le pouvoir à ceux qui l’aiment et veulent son bien », dit le jeune homme de 26 ans, qui dit « en avoir marre qu’[on] soit toujours les derniers servis ». Certains de ses amis voteront même « encore plus à droite », dit-il, avec un soupçon de fierté en évoquant le parti fasciste Casapound. « Cette fois, il faut qu’on ait le courage », dit-il bravache.

A la sortie du concours, les deux sœurs venues des Abruzzes se tombent dans les bras. Elles qui « ne croient plus en grand-chose » n’iront pas voter dimanche. In extremis, elles ont trouvé un canapé à squatter pour le week-end à Turin. La cousine d’une amie de lycée. Lundi, la deuxième sœur passe aussi un concours dans la capitale piémontaise. 5 000 candidats pour 30 postes d’éducateurs spécialisés. Alors dimanche soir, ce sera une « soirée électorale italienne classique ». Devant la télé, avec un plat de pâtes, et « beaucoup d’amertume ».