Avant la conférence de presse de la Ligue (ex-Ligue du Nord), à Milan, le 4 mars. / PIERO CRUCIATTI/AFP

Les dirigeants européens avaient commencé la journée du dimanche 4 mars avec une bonne nouvelle : les adhérents du SPD venaient de voter sans ambiguïtés pour une grande coalition avec la CDU en Allemagne, ouvrant la voie à un quatrième mandat de chancelière pour Angela Merkel et surtout à la fin de la paralysie politique en Allemagne, et par contrecoup à Bruxelles où aucune décision d’importance ne peut se prendre sans Berlin – ni Paris.

Mais la mauvaise nouvelle est arrivée d’Italie dans la soirée. Selon des résultats encore non définitifs, les Italiens ont plébiscité le parti antisystème (Mouvement 5 étoiles), tandis que dans la coalition de droite, la Ligue du Nord, alliée du Front national (FN) au Parlement européen, a devancé le parti conservateur de Silvio Berlusconi. Aucun parti ou coalition n’est en mesure d’obtenir une majorité absolue, risquant de conduire le pays à un blocage politique. La coalition de centre gauche de l’ex-premier ministre Matteo Renzi subit un échec cuisant. Les partis proeuropéens apparaissent minoritaires face aux forces eurosceptiques.

Ces dernières semaines, les dirigeants des instances communautaires avaient tout fait pour conjurer le spectre d’un pays – fondateur de l’Union – ingouvernable, voire piloté par les extrêmes. Jusqu’à ce que Jean-Claude Juncker mette les pieds dans le plat, jeudi 22 février, mettant en garde contre une possible « réaction forte » des marchés financiers. Rompant avec les commentaires bruxellois lénifiants, le président de la Commission européenne avait évoqué la perspective d’un gouvernement qui ne serait pas « opérationnel » à Rome. « Je suis davantage inquiet du résultat des élections italiennes que de celui du référendum interne du SPD », avait-il lâché.

Pour Nigel Farage, « l’euroscepticisme se redresse »

Les extrêmes ont été logiquement les premiers à se réjouir. « L’Union européenne va passer une mauvaise soirée », twittait la présidente du FN, Marine Le Pen, dans la soirée de dimanche. « Toutes mes félicitations aux collègues du Parlement européen, le Mouvement 5 étoiles, pour être arrivés en tête ce soir », postait l’eurodéputé du parti britannique UKIP Nigel Farage sur le réseau social à l’aube, lundi. Et d’ajouter : « L’euroscepticisme se redresse. »

Les Bruxellois qui, au soir de l’élection d’Emmanuel Macron, au son de l’hymne européen, avaient salué la victoire de la raison contre les populismes europhobes ont désormais des raisons de s’inquiéter à quinze mois des prochaines élections européennes. Car le scrutin italien prouve, s’il était besoin, que la défiance à l’égard de l’Union européenne reste très vivace, et que la crise dans laquelle se débat la classe politique britannique depuis le référendum pour le Brexit n’a pas définitivement tué les arguments des europhobes.

En Hongrie, le premier ministre chantre de l’illibéralisme, Viktor Orban, est bien parti pour être réélu en avril. En Pologne, le gouvernement aux mains du PiS, parti conservateur réactionnaire de droite, est au plus haut dans les sondages et défie ouvertement Bruxelles et l’Etat de droit avec une réforme d’ampleur de la justice menaçant de la mettre au service du politique. En Autriche, le juvénile Sebastian Kurz, chancelier de 31 ans, gouverne avec l’extrême droite du FPÖ, sans susciter la moindre émotion à Bruxelles, comme c’est le cas en Bulgarie, pays qui occupe la présidence de l’UE ce semestre.

Ces élections italiennes signent aussi une nouvelle manifestation de la débâcle de la social-démocratie partout en Europe. Un affaiblissement généralisé qui va poser un sérieux problème à Bruxelles après les européennes, alors que l’alliance de fait entre centre gauche-centre droit contrôlait jusqu’à présent les principaux postes de pouvoir de l’UE (Eurogroupe, Conseil, Commission, etc.).

L’UE paie-t-elle, avec ce scrutin italien, son incapacité à aider le pays, en première ligne dans la crise des migrants, alors que les Italiens ont eu, ces dernières années, la légitime impression d’avoir été abandonnés par Bruxelles ? La question des migrants a dominé la campagne italienne et nourrit les discours de la Ligue, et dans une moindre mesure du Mouvement 5 étoiles. La Commission a consacré beaucoup d’énergie, à partir de l’été 2015, à tenter d’imposer l’idée de quotas de réfugiés aux pays de l’Est européen récalcitrants. Elle a aussi promu un accord avec la Turquie, permettant de contenir le flot des réfugiés syriens et irakiens.

Tentation du réflexe cynique

Mais cette solution convenait surtout à l’Allemagne, submergée par les réfugiés venus de la route des Balkans, plutôt qu’à l’Italie, débordée par les migrants économiques arrivant d’Afrique par les côtes libyennes et la périlleuse voie méditerranéenne. « C’est un pays qui a fait face à un afflux migratoire qu’il n’avait jamais connu dans son histoire et qui s’est senti seul, abandonné par l’Union européenne », a reconnu la ministre des affaires européennes, Nathalie Loiseau sur Franceinfo, en soulignant que l’Italie était « dans une phase d’“eurodéception” ».

Les dirigeants européens seront peut-être tentés par un réflexe cynique : même si l’Italie est paralysée dans les prochains mois, cela ne les empêchera pas d’avancer sur les grands dossiers communautaires, le moteur franco-allemand étant de nouveau opérationnel.

Rien n’est moins sûr : comment le président du Conseil, Donald Tusk, parviendra-t-il à mettre d’accord les dirigeants sur le dossier migratoire en juin, comme il en avait jusqu’à présent l’intention, sans Rome ou avec un gouvernement dominé par les eurosceptiques, et alors que Polonais, Tchèques ou Hongrois refusent toujours le principe de quotas de réfugiés permanents ? Vont-ils finalement parvenir à boucler la mise en place de l’union bancaire, alors qu’elle bute toujours sur la question du partage des risques ? Les bilans des banques italiennes sont encore trop alourdis par les obligations souveraines aux yeux de Berlin. Sans parler des conséquences sur les marchés et le secteur bancaire italien d’une longue période d’incertitude gouvernementale à Rome.

Et quid des réformes d’ampleur de la zone euro, voulues par le président français (un « superministre » des finances de la zone euro, un budget de la zone euro) sans l’appui indispensable de Rome face à des Allemands bien moins enthousiastes à l’idée d’avancer vers davantage d’intégration ? Le printemps européen annoncé après la victoire du président français en mai 2017 semble entrer de nouveau dans l’hiver des eurosceptiques.