L’avis du « Monde » – à voir

Voilà un drôle d’objet. Un étrange projet. Un film qu’il est possible de percevoir de façon très différente selon ce que l’on sait de la personnalité de son principal protagoniste. John « Derf » Backderf est un dessinateur de bande dessinée qui eut, comme compagnon de lycée, un futur tueur en série, Jeffrey Dahmer, surnommé « le cannibale de Milwaukee ». Dahmer assassina dix-sept personnes entre 1978 et 1991, essentiellement des jeunes hommes qu’il draguait dans des bars gays. Certaines victimes furent démembrées, dépecées et parfois dévorées par le tueur, ange blond aux yeux bleus pratiquant quelquefois des actes de nécrophilie sur les cadavres.

Derf Backderf a tiré un album de BD racontant ses années de lycée dont ce film, réalisé par Marc Meyers, est l’adaptation fidèle. ­Jeffrey Dahmer y apparaît comme un collégien solitaire, introverti, un peu bizarre. Il ramasse des ­animaux morts sur le bord des routes, qu’il conserve dans des bocaux pour se livrer à des expériences chimiques. Son comportement, qui parfois frise ce que l’on pense être une extravagance comique (il mime par exemple des crises d’épilepsie), lui vaut l’admiration des quelques-uns de ses compagnons de classe (dont Backderf), qui, voyant en lui un amuseur public, une distraction arrachée à l’ennuyeuse routine du collège, créent un « Jeff Dahmer fan-club ».

Ambiguïté savamment dosée

Si l’on ignorait tout de l’avenir de ce personnage, on pourrait ne voir, dans My Friend Dahmer, qu’un de ces nombreux films relevant de la catégorie des high school movies, ces films « de lycée » produits industriellement à Hollywood et mettant en scène des adolescents, naviguant entre récits de formation et burlesque potache un peu idiot. Tout au plus remarquerait-on ici le comportement parfois un peu étrange d’un protagoniste opaque, sinon obtus. Mais le premier intérêt du film réside sans doute dans le fait que la connaissance par le spectateur de l’avenir du personnage central subvertit ­insidieusement le genre. Comment déceler, dans les manières de ­Dahmer, ses tics et ses lubies, le jeu du comédien (incroyable Ross Lynch), dans ces différents détails qui pourraient n’être qu’insignifiants, ce qui annoncerait l’avenir sanglant du tueur ?

Portrait d’un psychopathe avant qu’il ne passe véritablement à l’acte, le film éparpille une série de notations dont il faudrait (ou pas, tout est dans une ambiguïté savamment dosée) saisir le caractère prémonitoire. Y a-t-il une détermination implacable des choses dont le cinéma pourrait rendre compte ? Comment travaille l’esprit d’un spectateur poussé, en regardant le film de Marc Meyers, à effectuer une sorte de travail analytique sauvage, condamné à chercher la cause invisible d’un effet futur et fatal ?

Jeffrey Dahmer est aussi un malheureux dont on sait qu’aucune providence ne pourra le sauver

Mais, en saisissant ainsi la jeunesse d’un monstre, le cinéma retrouve aussi, étrangement, une capacité de rédemption sans doute inhérente au médium. Il est ainsi impossible de ne pas ressentir une forme de compassion pour un personnage qui aurait pu être une figure burlesque et qui sera l’objet d’un sort triste et misérable. Immergé dans une famille composée d’une mère hystérique, sujette à de violentes crises (c’est elle qu’il imite lorsqu’il est secoué de ­convulsions en faisant rire, dans les couloirs du lycée, ses congénères), et d’un père faible et ­absent, livré à lui-même, refoulant visiblement une homosexualité perçue comme douloureuse et honteuse, Jeffrey Dahmer est aussi un malheureux dont on sait qu’aucune providence ne pourra le sauver.

C’est dans la capacité qu’a le film à changer insidieusement de genre que s’affirme dès lors sa nature. Dans ses ultimes moments, My Friend Dahmer glisse insensiblement vers le film de terreur. La peur s’installe et une forme de suspense se construit, qui mène progressivement au premier meurtre, accompli après sa dernière année scolaire, à la sortie du lycée, à la fin du film, préparant à une horreur à venir qui restera hors-champ.

My Friend Dahmer - bande-annonce (VOST)
Durée : 02:11

Film américain de Marc Meyers. Avec Ross Lynch, Alex Wolff, Anne Heche (1 h 47). Diffusé sur la plateforme e-cinema.com.