L’avis du « Monde » – à voir

On a vu des zombies dans les shopping malls du Midwest des Etats-Unis, dans les pubs britanniques, dans les trains coréens. Jusqu’à ce jour, les immeubles haussmanniens de Paris étaient restés libres de toute infestation. Pour son premier long-métrage, Dominique Rocher a décidé de propager la contagion des morts-vivants à la capitale. Le jeune cinéaste a beau être originaire d’Angers, il se livre à cette expérience avec un esprit bien parisien, insufflant au spectacle de ces corps de morts-vivants qui menacent son héros une ironie et une distance qui – et c’est l’un des mérites de ce film surprenant – n’enlèvent rien à la tension inhérente à la situation.

Celle de Sam (Anders Danielsen Lie), nous l’avons tous connue, par procuration au moins : on s’endort loin de chez soi et, au réveil, on ne reconnaît plus ses semblables. Ici, cet homme taciturne et impatient est venu chez son ex chercher quelques cassettes audio (un objet encore plus chic qu’un album vinyle). La jeune femme donne une de ces fêtes qui débordent sur le palier, sur l’escalier, et Dominique Rocher prend un malin plaisir à pasticher les plans que l’on a vus des dizaines de fois dans les films chroniquant la vie parisienne du XXIe siècle.

De toute évidence, Sam n’est guère sociable et, en attendant qu’on lui donne ce qu’il est venu chercher, il s’isole dans une chambre dont il ferme la porte, afin d’étouffer le vacarme. Au matin, l’appartement est vide, ses murs sont souillés de sang. Le jeune homme ne manifeste aucune surprise en découvrant depuis le balcon que, dans la rue, les seuls êtres vivants se déplacent pesamment en arborant les plaies qui les ont fait passer de l’état de vivant à celui de mort-vivant.

Un Paris zombifié

Dépourvu des moyens matériels qui font un grand spectacle de The Walking Dead, Dominique Rocher dépense beaucoup d’énergie, et à bon escient, pour concilier cette pénurie et la logique horrifique du récit. La manière dont Sam sécurise l’appartement, ses efforts pour assurer sa subsistance sont mis en scène avec efficacité, sobriété et humour (la façon dont il fait la connaissance de ses voisins du dessous est un délice macabre). Dans la même logique, le scénario, adapté du roman de Pit Amargen (Robert Laffont, 2012), fait l’économie de la description de l’apocalypse sociale. On n’en perçoit que les séquelles inévitables : plus d’électricité, plus d’eau, la dégradation des rues autour d’un pâté d’immeubles.

C’est assez pour faire de La nuit a dévoré le monde un exercice de style réussi. Le traitement, par le metteur en scène comme par l’acteur, du personnage central donne au film une autre dimension. Découvert en héroïnomane suicidaire dans Oslo, 31 août, de Joachim Trier, Anders Danielsen Lie offre ici à la caméra le même visage fermé, la même méfiance à l’égard du monde qui l’entoure. Ces traits, qui rendaient son personnage vulnérable dans le film de Trier, deviennent des atouts indispensables dans un Paris zombifié.

Dominique Rocher nourrit son récit de moments de suspense proches de l’abstraction

Solitaire, sans espoir, Sam est à même d’affronter la disparition du genre humain, le rétrécissement de son avenir, qui se limite désormais au jour d’après. Dans l’histoire du film de zombies, il est le cousin du héros du film fondateur du genre, Je suis une légende (autre film aux moyens modestes, tourné en Italie par Sidney Salkow au début des années 1960), qu’incarnait Vincent Price, et l’opposé du messie anti-morts-vivants qu’incarnait Will Smith dans I Am Legend.

Dominique Rocher se refusant aux morceaux de bravoure sanguinolents qui rythment d’habitude les films du genre, il nourrit son récit de moments de suspense proches de l’abstraction (une cage d’ascenseur désuète, une loge de concierge deviennent des foyers de contamination, des réservoirs de menaces). De rencontres aussi : ce que fait Denis Lavant dans La nuit a dévoré le monde relève de la virtuosité. Quant à l’apparition de Golshifteh Farahani, qui incarne une autre réponse à la catastrophe (plutôt que de s’enfermer, elle a choisi de bondir de toit en toit à la recherche d’hypothétiques survivants), elle permet de prolonger le plaisir tout en le diluant. C’est à ce moment que les artifices du récit affleurent et que l’on regrette que les moyens aient manqué pour faire passer ces tableaux d’intérieurs parisiens en temps d’apocalypse du côté de la fresque.

La nuit a dévoré le monde - Bande annonce
Durée : 01:00

Film français de Dominique Rocher. Avec Anders Danielsen Lie, Golshifteh Farahani, Denis Lavant (1 h 34). Sur le Web : hautetcourt.com/film/fiche/287/la-nuit-a-devore-le-monde