Chronique Phil’d’actu. Le 27 février, le tribunal correctionnel de Thionville a condamné en première instance l’ONG écologiste Greenpeace et huit de ses militants pour s’être introduits dans la centrale nucléaire de Cattenom (Moselle) le 12 octobre 2017. Leur but était d’« alerter les autorités sur la forte vulnérabilité de ces bâtiments face à des actes de malveillance ». Deux d’entre eux écopent de deux mois de prison ferme, les sept autres de cinq mois avec sursis.

L’association est également condamnée à 20 000 euros d’amende et à 50 000 euros de réparation du préjudice moral à EDF (qui en réclamaient 500 000 pour « atteinte à sa crédibilité »). Greenpeace France a annoncé qu’elle ferait appel : « Ces lourdes sanctions ne sont pas acceptables pour l’organisation qui a joué son rôle de lanceur d’alerte ».

Des militants de Greenpeace tirent un feu d’artifice dans le site d’une centrale nucléaire
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« Lanceur d’alerte » et « désobéissance civile »

Derrière cette appellation de « lanceurs d’alerte », on peut trouver une multiplicité de cas très différents : certains révèlent des pratiques cachées et illégales, d’autres cherchent à attirer l’attention sur des faits connus mais trop peu relayés médiatiquement, d’autres encore à interroger la légitimité d’une pratique légale. Il peut leur arriver de passer eux-mêmes dans l’illégalité pour la « bonne cause ».

Comme l’explique le directeur général de Greenpeace France, François Julliard, sollicité pour cette chronique, « Greenpeace est une organisation de lanceurs d’alerte depuis 1971 : quand on a connaissance d’un fait qui concerne l’intérêt général, il est de notre devoir de le porter à la connaissance du public. Mais nous sommes un lanceur d’alerte désobéissant : nous assumons le fait de désobéir dans certains cas à la loi. »

Greenpeace se situe ainsi dans une longue tradition, celle de la « désobéissance civile », terme forgé au milieu du XIXe siècle par Henry David Thoreau pour désigner un problème aussi vieux que l’existence des lois et qu’il résume ainsi : « Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? » (La Désobéissance civile, 1849). Pour le dire autrement, comment faire en sorte d’accorder la justice concrète, avec ses lois et ses tribunaux, et la Justice en tant qu’idéal moral, voire religieux ?

D’Antigone, qui enterre son frère malgré les ordres de Créon, à Nelson Mandela ou Martin Luther King, les exemples historiques ou fictionnels ne manquent pas pour illustrer la tension, dans toute société, entre le respect de la loi comme condition nécessaire à la vie en société, et la désobéissance qui permet à cette même société d’évoluer. Car la loi n’est jamais que l’expression de la volonté du Souverain (que ce soit un monarque, le peuple ou ses représentants) à un moment donné. Les mœurs, les attentes, les représentations évoluent plus vite qu’elle, et ce qui était acceptable hier ne le sera plus forcément demain.

Désobéissance et délinquance

Une question se pose cependant : comment différencier le délinquant (ou le criminel) du « lanceur d’alerte » ? C’est justement à ce problème qu’a été confronté le tribunal chargé d’examiner l’action de Greenpeace à Cattenom. Si François Julliard assume l’illégalité de l’action, celle-ci n’intervient qu’en dernier recours : « On ne désobéit pas à la légère : on essaye de produire une expertise, on argumente, on rencontre les autorités pour leur exposer les faits dont on a connaissance. Si on estime qu’ils ne réagissent pas, il est de notre devoir d’agir pour informer et provoquer le débat ». Et visiblement, cela a fonctionné : « C’est suite à notre intrusion que le Parlement a créé une commission d’enquête [sur la « sûreté et la sécurité des sites nucléaires », en janvier]. Ces intrusions posent un problème auquel il faut une réponse, et pour nous c’est déjà une avancée ».

Désobéir à la loi est par définition un acte de délinquance. Mais, comme l’écrivait Hannah Arendt, « Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. […] Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier d’un passe-droit » (Du mensonge à la violence, 1972). Ainsi, outre la forme de l’action (secrète ou au contraire éclatante), il y a le motif (agir pour soi ou pour la collectivité) et les effets (que seul le temps permet de constater).

Si Greenpeace a violé la loi (« intrusion en réunion et avec dégradation dans l’enceinte d’une installation civile abritant des matières nucléaires »), ils ne l’ont pas fait pour eux-mêmes mais pour « alerter sur la vulnérabilité des sites nucléaires » vulnérabilité qu’il est dans l’intérêt de tous, y compris et surtout d’EDF, de diminuer au maximum.

Multiplication et criminalisation

Dans une société où les canaux d’information sont aussi nombreux, les conditions sont réunies pour qu’il y ait de plus en plus de lanceurs d’alerte. Edward Snowden, Luxleaks, Panama Papers, L214… on n’a sans doute jamais autant dénoncé de scandales financiers, sanitaires ou autres. Comment le pouvoir réagit-il à cela ? Pour François Julliard, la lourde sanction infligée à Greenpeace est la preuve d’un double discours : « Il est dans l’air du temps de dire qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte. En réalité, ils sont très souvent d’abord poursuivis en justice. On a le sentiment qu’il y a une criminalisation grandissante de la contestation ».

Comme je l’avais déjà signalé à propos de Notre-Dame-des-Landes, la notion d’intérêt général est extrêmement problématique car personne ne peut objectivement prétendre la connaître. Voir autant de personnes et de groupes s’en réclamer pour justifier leurs actes pose donc problème au pouvoir censé en être le garant. Pour le directeur général de Greenpeace France, la criminalisation des lanceurs d’alerte est un mauvais signal : « Plus une démocratie est forte, plus elle est tolérante à la contestation, y compris à la désobéissance. »

Si le propre de la démocratie est d’être toujours en tension et en permanente évolution, la multiplication des lanceurs d’alerte n’est-elle pas ainsi le signe d’une bonne santé, la preuve que la résignation n’a pas encore gagné la bataille ?

Thomas Schauder

Un peu de lecture ?

- Henry David Thoreau, La désobéissance civile, Gallmeister, 2017.

- Hannah Arendt, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence, Pocket, 2007.

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.