L’avis du « Monde » – à voir

Ces champs de coton ­gorgés d’eau sous un ciel lourd, ces intérieurs misérables pauvrement éclairés qui s’ouvrent sur la terre du Sud, il faudra les voir sur un petit écran. Mudbound est diffusé en France par Netflix. Ce qui n’a pas empêché le film de Dee Rees d’être nommé quatre fois aux Oscars, qui ont eu lieu dimanche 4 mars à Los Angeles, après être sorti (en même temps qu’il était mis en ligne, c’est ­autorisé aux Etats-Unis) dans quelques salles américaines.

Lire la critique de « Mudbound » parue dans les pages TV : Deux hommes liés par l’intolérance

Et au bout de deux heures, ­fussent-elles passées sur le ­canapé du salon plutôt que dans le fauteuil d’une salle, on est bien obligé de convenir que ­Mudbound, c’est du cinéma, jusque dans ses imperfections. Ce troisième long-métrage de la réalisatrice (après Pariah, film indépendant couronné à Sundance, et Bessie, biographie de la chanteuse de blues Bessie Smith réalisée pour HBO) emprunte une vieille forme hollywoodienne, celle du Géant, de George Stevens, ou de Celui par qui le scandale arrive, de Vincente Minnelli, des histoires de familles et de générations qui laissent apparaître à travers les haines et les passions les fractures de toute une société.

Mudbound, adapté par la réalisatrice et Virgil Williams d’un ­roman d’Hillary Jordan, fouille la blessure la plus profonde. La première séquence montre deux ­frères, Jamie (Garrett Hedlund) et Henry (Jason Clarke) McAllan creusant une tombe sous la pluie. A six pieds sous terre, ils exhument un squelette enchaîné. Henry, l’aîné, dit à son frère : ­ « Notre père n’aurait pas voulu être enterré avec un esclave. »

Mythologie sudiste

Situé dans le delta intérieur du Mississippi, pendant les années 1940, Mudbound met en scène la société qu’ont fuie des millions d’Afro-Américains lors du grand exode vers le nord et vers la ­Californie, cette société où le métayage avait remplacé l’esclavage, où le Ku Klux Klan assurait l’ordre que faisaient régner jadis les ­contremaîtres des plantations. Henry McAllan est un ingénieur qui se pique d’agriculture. Pour faire prospérer la ferme qu’il a achetée, et sur laquelle il a traîné sa femme Laura (Carey Mulligan) et leurs deux petites filles, il a ­besoin du concours d’une autre famille. Les Jackson auraient pu être eux aussi propriétaires, si le Klan n’avait pas détruit les titres obtenus pendant la période de la reconstruction.

Mary J. Blige et Rob Morgan dans le film américain de Dee Rees, « Mudbound ». / STEVE DIETL/NETFLIX

Ce type de récit suppose le ­tissage d’une toile de liens – amours, amitiés, rancœurs, jalousies. Florence et Laura, les deux mères, finissent par s’estimer. A son retour de la guerre, Jamie McAllan se lie d’amitié avec ­Ronsel Jackson (Jason Mitchell), qui a lui aussi combattu en Europe. Mais quand la mort de la mule de Hap Jackson, le métayer (Rob Morgan) l’empêche de ­planter le coton de sa parcelle, Henry lui impose des conditions usuraires en échange du prêt d’un autre animal. Et c’est l’amitié même entre les deux jeunes gens qui mènera à la tragédie.

D’un côté, il y a le lyrisme de l’image (la photographie de ­Rachel Morrison a valu à celle-ci de devenir la première chef opératrice à être nommée à l’Oscar). De l’autre, la violence essentielle d’un système hérité en droite ­ligne de l’esclavage. Dee Rees le ­regarde sans ciller, sans assigner à ses personnages des caractères de victimes ou de bourreaux. Dans le rôle du fermier blanc, Jason Clarke est remarquable : il compose un personnage pas antipathique, que sa seule place dans la société ségrégationniste amène à commettre les pires ignominies. Comme The Birth of a Nation, de Nate Parker, Mudbound redit une histoire que Hollywood, éternellement fasciné par la mythologie sudiste, ne s’est jamais lassé de conter.

Avec plus de générosité et de nuances que Parker, Dee Rees ramène la mythologie vers l’histoire. Celle qui fait que toutes les nuances, tous les liens qui font la tapisserie de son histoire prennent finalement la texture et les couleurs désespérantes d’un ­système qui soumet à sa règle les oppresseurs et les opprimés.

Mudbound | Official Trailer [HD] | Netflix
Durée : 02:13

Film américain de Dee Rees. Avec Carey Mulligan, Garrett Hedlund, Jason Mitchell (2 h 14), sur Netflix. Sur le Web : www.netflix.com/fr/title/80175694