Isaac hésite. Parler de politique en Ethiopie, « c’est dangereux ». « Ici, la démocratie, ce n’est que de la théorie », affirme-t-il sur le campus de l’université de Jimma, dans la région Oromia, à 350 km d’Addis-Abeba. L’étudiant de 20 ans est oromo, comme plus du tiers de la population éthiopienne (94 millions d’habitants). Cette communauté, la plus grande du pays, était en première ligne de la contestation anti-gouvernementale qui a débuté en novembre 2015.

A Jimma, les étudiants ont été témoins de la répression des manifestations, qui a fait des centaines de morts à travers le pays. Des milliers d’entre eux ont protesté sur le campus, certains ont été battus, d’autres arrêtés. « Les Oromo ont été opprimés pendant longtemps » par les dirigeants tigréens, qui ne regroupent que 6 % de la population, râle Isaac. Malgré son amertume, il n’a pas perdu l’espoir. Pour lui, le prochain premier ministre doit être oromo. Son favori est donc « Dr Abiy ». « J’espère que les choses vont changer si c’est lui », lâche-t-il.

Présentation de la série : L’Ethiopie à cran

L’Ethiopie doit désigner son nouveau premier ministre après la démission surprise de Hailemariam Desalegn, le 15 février. Traditionnellement, la coalition au pouvoir depuis vingt-sept ans, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), choisit parmi les présidents des partis qui la composent, constitués sur une base communautaire et régionale. Les candidats seraient donc Shiferaw Shigute pour le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Ethiopie (SEPDM, le parti du premier ministre sortant), Demeke Mekonnen pour le Mouvement national démocratique amhara (ANDM), Debretsion Gebremichael pour le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) – dont la candidature reste incertaine – et, enfin, Abiy Ahmed Ali pour l’Organisation démocratique des peuples oromo (OPDO).

Le protégé du « prophète »

« Dr Abiy », vice-président de la région Oromia, a été désigné président de l’OPDO le 22 février. Une annonce surprise puisque le nom du président de la région – qui était aussi celui du parti –, Lemma Megersa, était sur toutes les lèvres. Nommé à ce poste fin 2016 alors que l’Ethiopie venait de déclarer un premier état d’urgence – en vigueur jusqu’en août 2017 –, il a engagé avec son équipe une série de réformes très appréciées. Sa popularité auprès des Oromo est telle que certains vont jusqu’à le qualifier de « prophète ». « Lemma aurait été le candidat le plus fédérateur, mais il n’est pas membre du Parlement et n’est donc pas éligible », explique un observateur de la politique éthiopienne, qui voit dans cette décision une volonté du parti d’éliminer tout obstacle susceptible d’empêcher la désignation d’un premier ministre oromo.

D’autant que « Dr Abiy », 41 ans, est le « protégé de Lemma », pense Hassan Hussein, éditorialiste pour le site éthiopien d’information Opride (basé aux Etats-Unis). « Ils partagent les mêmes objectifs politiques : réformer le système, valoriser les Oromo et éliminer les causes sous-jacentes des manifestations. » « Sa nomination marquerait une étape cruciale pour l’EPRDF, en particulier dans le contexte plus large de la réforme politique [le gouvernement a libéré des milliers de prisonniers depuis janvier], car il ne serait pas perçu comme un choix du TPLF », accusé de monopoliser les postes clés du gouvernement, de l’armée, des organes de sécurité et de l’administration, analyse de son côté Ahmed Salim, vice-président de Teneo Intelligence, un cabinet de conseil spécialisé dans le risque politique. Hailemariam Desalegn, lui, n’a jamais réussi à se défaire de son image de « pantin » des dirigeants tigréens.

Longtemps, les dirigeants de l’OPDO, qui détient un tiers des sièges à la chambre basse du Parlement, étaient accusés d’obéir au doigt et à l’œil au gouvernement central, et surtout au TPLF. « Le parti était détesté. Quand les gens exprimaient leurs revendications, ils étaient harcelés, emprisonnés. Mais l’OPDO s’est renouvelé, il est désormais du côté du peuple », veut croire Dawit, un étudiant filiforme, veste en cuir sur le dos. Dans un contexte très tendu, le parti n’a eu d’autre choix que de se plier aux revendications populaires. Un mouvement qui a cependant permis à la nouvelle direction d’obtenir la confiance de manifestants à cran et désabusés.

Le bloc EPRDF s’est publiquement brisé. L’OPDO a opéré sa « renaissance », se plaît à dire le maire de Jimma, Meriyu Mohamed. « Nous ne pouvons pas survivre sans réforme car le pays est dans une situation critique », pense l’édile. Des dissensions fortes existent toutefois au sein de la coalition et à l’intérieur des différents partis entre partisans du changement et défenseurs du statu quo. L’ANDM et l’OPDO abriteraient les camps les plus réformistes qui ont pris leurs distances avec l’aile dure de l’EPRDF. En première ligne, Lemma Megersa et son équipe, surnommée la « team Lemma », dont Abiy Ahmed Ali est membre.

« Abiy est le candidat du peuple »

Dans l’étroite rue du marché de Jimma, où des couturiers s’affairent sur de vieilles machines à coudre, Abdi, 27 ans, explique pourquoi il respecte ces dirigeants. « Les gens sont plus libres de s’exprimer qu’avant et ne sont plus considérés comme des éléments anti-paix », assure-t-il. La « team Lemma » a amorcé une « révolution économique oromo » en œuvrant à la réappropriation de certaines terres accaparées par des investisseurs – première revendication des manifestants – et en lançant un programme de lutte contre le chômage des jeunes.

« La “police spéciale” de la région est devenue pacifique », ajoute Abdi, en soulignant les bonnes relations de ces militaires en treillis vert clair avec les manifestants, bien différentes de celles de la police fédérale et de l’armée. « Abiy est le candidat du peuple », soutient le couturier, jurant qu’il n’a pas que le soutien des Oromo. L’actuel vice-premier ministre, Demeke Mekonnen, et l’ancien ministre de l’éducation, Shiferaw Shigute, sont loin d’être perçus comme tels. « Ils font partie du système », dit un étudiant.

Pourtant, Abiy Ahmed Ali fait aussi partie de l’élite. Adolescent, il a rejoint la lutte armée contre la dictature de Mengistu Haile Mariam. Celle-ci fut renversée par une guérilla marxiste, avec à sa tête l’ex-premier ministre Meles Zenawi (TPLF). Après l’accession au pouvoir de l’EPRDF, « Dr Abiy » a suivi une éducation militaire puis un cursus plus académique, en Ethiopie et en Afrique du Sud. Il a ensuite opté pour une carrière politique au sein de l’OPDO. Député depuis 2010, il a fait partie du gouvernement Hailemariam Desalegn. Parmi les accomplissements de sa carrière, il faut compter la création et la direction d’un des organes de surveillance du pays, l’Agence éthiopienne de sécurité des réseaux d’information (INSA).

Une popularité qui dérange

Les habitants d’Agaro, la ville où « Dr Abiy » a grandi, ne lui tiennent pas rigueur de ce passé. Ici, on célèbre déjà l’enfant du pays, même si les jeux sont loin d’être faits. La réunion du comité exécutif de l’EPRDF, reportée à plusieurs reprises, doit avoir lieu dimanche 11 mars, avant celle du conseil de la coalition lors de laquelle le premier ministre sera désigné. Pour l’instant, aucun candidat ne semble faire l’unanimité. Et la popularité d’Abiy Ahmed Ali semble déranger les instances dirigeantes. « Les faiseurs de roi de la coalition n’aiment pas le populisme », pense un observateur, qui estime que seul un politicien docile peut être choisi.

Pour Genet Shigute, si « Dr Abiy » n’est pas désigné, il y aura des conséquences. « C’est ce que disaient les passagers du minibus », s’inquiète cette dame élégante de 60 ans qui a hébergé Abiy Ahmed Ali lorsqu’il était enfant. Il a suivi sa scolarité ici, à une quarantaine de kilomètres de Jimma. Genet se souvient d’un petit garçon charismatique, qui aimait diriger et voulait s’engager dans l’armée très jeune. « Maintenant, c’est un homme politique avec des gardes du corps », remarque-t-elle. Elle assure que les jeunes de la région – qui répondent au nom de qeerroo (« garçons non mariés », en langue afaan oromo) – sont plus calmes grâce à Lemma et « Dr Abiy ». « Ils ont cruellement besoin de ces dirigeants », veut-elle croire.

« Le changement de premier ministre, je n’y crois pas. Je ne vois pas comment un seul individu peut changer le système », lâche de son côté Yidnekachew, 24 ans, dans un café d’Agaro, sous le regard approbateur d’une bande de commerçants et de chauffeurs. Pour lui, les revendications populaires vont au-delà de la communauté d’origine du prochain chef du gouvernement. « On a besoin d’un dirigeant qui peut apporter l’unité, l’égalité, la démocratie », ajoute-t-il. Et pas du nouvel état d’urgence approuvé par la chambre basse du Parlement le 2 mars. Cette décision a entraîné des manifestations dans la région Oromia qui auraient fait plusieurs morts, et une grève de trois jours qui s’est achevée le 7 mars, malgré l’interdiction de manifester qui prévaut. Sur les 547 députés, seuls 88 ont voté contre l’état d’urgence, sept se sont abstenus. « Dr Abiy », lui, n’était pas présent à la session parlementaire.

Sommaire de la série « L’Ethiopie à cran »

Entre état d’urgence et signes d’ouverture, Le Monde Afrique prend le pouls d’un pays qui vit une période charnière.

Présentation de la série : L’Ethiopie à cran