Armée d’un bâton et d’une longue cuillère de bois, Laurie Marker regarde les trois guépards filer juste devant elles à plus de 80 km/h. Comme chaque matin dans ce centre de conservation planté au beau milieu de la Namibie, les félins se dégourdissent les pattes en poursuivant un chiffon rouge attaché à un câble entraîné par un petit moteur. L’un des guépards a tôt fait de rattraper le tissu et de l’immobiliser entre ses pattes, se redressant fièrement comme s’il attendait des applaudissements. Laurie s’approche de lui, fouille dans une besace pendue à sa ceinture, en sort un petit morceau de viande sanguinolent et le dépose dans la cuillère. L’animal s’en saisit aussitôt. « La cuillère permet à la nourriture de ne pas être salie par la terre – les guépards sont assez tatillons – et nous évite aussi d’être mordus », explique Laurie. En ce petit matin de mars, le show est rodé et chaque protagoniste connaît parfaitement son rôle. Voilà plus de quinze ans qu’il dure.

Danger critique d’extinction

Avant de créer le Cheetah Conservation Fund (Fonds de conservation du guépard, CCF), en 1991, Laurie Marker, Américaine originaire de l’Oregon où elle travaille dans le parc zoologique de son père, n’a ni diplômes ni soutiens. « Nous y avions des guépards. C’était l’un des seuls parcs au monde à en posséder. Ils venaient d’ailleurs de Namibie. » C’est à cette époque que Laurie tombe amoureuse de ces félins taillés comme des lévriers, capables de pointes de vitesse à 110 km/h, ce qui en fait les mammifères terrestres les plus rapides du monde.

Elle se met à les observer, parcourt la planète pour les étudier, passe beaucoup de temps en Namibie, où vit la plus grande population de guépards au monde (environ 3 000 aujourd’hui). Elle y découvre qu’ils y sont, comme ailleurs, en danger critique d’extinction, victimes du braconnage, de la réduction de leur habitat naturel grignoté par l’expansion des activités humaines, et aussi des innombrables conflits avec les éleveurs.

Quelque 90 % des guépards du pays vivent sur des terres agricoles où paissent les troupeaux. Veaux, chèvres et moutons, le gagne-pain des éleveurs, sont la proie du félin. En moyenne, un fermier namibien perd 10 % à 15 % de ses ovins à cause des prédateurs, et 3 % à 5 % de ses bovins. Les guépards ne sont pas les seuls à blâmer. Les autres suspects sont nombreux, au premier rang desquels le lycaon (chien sauvage d’Afrique) et le chacal. Mais les éleveurs ne font pas dans le détail. Leurs pièges et leurs coups de feu blessent ou tuent sans distinction.

Trente-six guépards hébergés

Désireuse d’agir pour protéger les guépards, Laurie Marker décide de s’installer en Namibie en 1990. Le pays vient d’accéder à l’indépendance de l’Afrique du Sud et, contrairement à ce qui s’est passé dix ans plus tôt chez le voisin zimbabwéen, l’événement ne s’accompagne pas d’une brutale confiscation des terres des Blancs au profit des Noirs. C’est donc assez facilement que l’Américaine acquiert un terrain à 270 km au nord de la capitale, Windhoek, en plein bush, et y fait construire des bâtiments grâce à l’aide de donateurs privés. Elle commence par héberger des guépards blessés, malades ou orphelins. Elle les soigne, relâche les plus robustes dans la nature – environ deux tiers de ses pensionnaires –, garde les autres pour attirer les touristes (10 000 visiteurs en 2016) et surtout pour continuer à étudier l’espèce, bien mal connue.

En Namibie, des chiens pour protéger les guépards menacés de disparition
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Dans ce but, elle se dote d’un laboratoire, recrute des biologistes et des généticiens. Les résultats de ses recherches sont publiés dans des revues à comité de lecture. Pour parfaire son expertise, elle décroche un doctorat en zoologie à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) en 2002. Le CCF est aujourd’hui un centre scientifique et un pôle touristique de référence, animé par 20 salariés, autant de stagiaires du monde entier, et riche de 36 guépards gardés sur de vastes parcelles délimitées par des enclos.

Le kangal, chien miraculeux

Mais étudier et soigner les animaux ne suffit pas : Laurie veut surtout enrayer le déclin de l’espèce en tentant de réduire le nombre de conflits entre les fermiers et les félins. Pour cela, elle mûrit un projet plus ambitieux. « Dans l’Oregon, autour du parc zoologique où je travaillais, les troupeaux des éleveurs subissaient des attaques de coyotes. Pour s’en prémunir, ils utilisaient des chiens de garde, les kangals, de gros bergers d’Anatolie. »

Les fermiers namibiens ont aussi des chiens, mais leur fonction est d’encadrer et de conduire les troupeaux, pas de les protéger des prédateurs. En 1994, Laurie fait venir des Etats-Unis quelques-uns de ces kangals aux proportions massives, 80 cm au garrot pour 60 kg. Bien que taillés pour la bagarre, ils n’ont pas besoin, en théorie, d’en arriver là pour tenir les guépards à distance : leur simple présence suffit à dissuader les félins, moins costauds, de s’approcher des troupeaux. Les premiers éleveurs qui acceptent de jouer le jeu et d’adopter un chien sont bluffés : ils observent 80 % à 100 % d’attaques en moins.

Pourtant, malgré ces bons résultats, Laurie sait qu’il va lui falloir du temps pour convaincre plus largement. Les fermiers rechignent à s’encombrer d’un chien supplémentaire, à changer leurs habitudes, à mettre la main à la poche (le CCF vend chaque kangal 70 dollars, soit 57 euros). Surtout, ils reprochent à l’Américaine de leur donner des leçons d’élevage alors qu’elle-même n’est pas de la partie. Qu’à cela ne tienne, Laurie deviendra fermière.

Près de 2 000 têtes de bétail

Dans la ferme modèle qu’elle a créée, 200 chèvres et boucs côtoient une centaine de moutons et près de 1 500 veaux et vaches. Non seulement les onze kangals du CCF peuvent y apprendre leur métier de chien de garde avant d’être vendus, mais Laurie et ses acolytes sont aussi plus crédibles lorsqu’ils conseillent les fermiers. « A ce jour, nous avons placé 600 chiens, se félicite-t-elle. Je reçois des demandes de partout en Namibie mais aussi d’Afrique du Sud, d’Angola, du Botswana… En Tanzanie, certains veulent tester les kangals contre les léopards et les lions. Il y a une liste d’attente d’au moins un an ! »

Fallait-il vraiment un cheptel de près de 2 000 têtes de bétail pour persuader les sceptiques ? « On devait pouvoir montrer aux éleveurs que nos chiens se débrouillaient bien avec de grands troupeaux. » Mais il y a une autre raison. Laurie esquisse un sourire satisfait : « On ne vous a pas encore montré les salles de traite ? » Deux fois par jour, à 5 heures et à 17 heures, 50 chèvres laitières sont traites et donnent quelque 90 litres de lait par jour. Les responsables de la ferme en font du fromage, vendu dans les boutiques du centre, dans les lodges alentour ainsi que dans les magasins des villes avoisinantes. Une source de revenus supplémentaire pour le CCF et, surtout, la preuve que chaque ressource y est exploitée au maximum.

Espace vital réduit par la sécheresse

Et pour achever de prouver qu’elle a envisagé absolument tous les aspects du problème, Laurie Marker tient à faire visiter sa petite usine de valorisation du bois mort, située à quelques centaines de mètres du centre et dont elle a confié la gestion au biologiste américain Bruce Brewer. « A cause de la sécheresse, du surpâturage et de la culture sur brûlis, certaines zones de Namibie auparavant recouvertes d’une savane grasse et ouverte sont aujourd’hui envahies par les buissons épineux, explique-t-il. Le bétail et les guépards éprouvent les plus grandes difficultés à y évoluer. Leur espace vital respectif est donc réduit d’autant, ce qui augmente les probabilités qu’ils se croisent. »

Depuis 2002, le CCF a donc entrepris de déboiser localement afin de restaurer un milieu ouvert propice à la coexistence pacifique de toutes les espèces. Et, pour boucler le cercle vertueux, les épineux coupés sont transformés en bois de chauffage. « Nous produisons chaque année quelques centaines de tonnes de rondins de bois à brûler et de rondins de charbon, affiche fièrement Bruce. Et nous espérons grimper à quelques milliers de tonnes par an. »

Baptisée Bushblok, l’initiative a reçu un soutien financier de l’Union européenne, de la Finlande et de la Suède. « La vente des rondins ne représente pas une importante rentrée d’argent, reconnaît Bruce. Mais le but est moins de dégager un gros bénéfice que d’inspirer des initiatives similaires un peu partout en Namibie. »

Plus que 7 100 guépards sur la planète

Reste à souhaiter que les efforts du CCF pour sauver les guépards ne soient pas un grain de sable dans le bush. En décembre 2016, la Zoological Society of London et les ONG Wildlife Conservation Society et Panthera cosignaient une étude au retentissement mondial : les auteurs y affirmaient qu’il ne reste plus que 7 100 guépards sur la planète, contre 100 000 il y a un siècle : « 7 100 individus adultes et adolescents, précise Anne Schmidt-Küntzel, généticienne au CCF. Si l’on compte les jeunes et les nouveau-nés, le chiffre est plus proche de 10 000. Mais vu l’énorme mortalité des jeunes guépards [près de 75 %], les auteurs ont eu raison de se focaliser sur le nombre d’adultes. »

L’étude aligne d’autres données choc : la surface de l’habitat naturel du félin s’est réduite de 91 %. Alors qu’au début du XXe siècle on le trouvait encore partout sur le continent africain, dans la péninsule Arabique, au Moyen-Orient et jusqu’en Asie centrale, il n’est plus présent que dans une dizaine de pays d’Afrique, tandis qu’une colonie d’une cinquantaine d’individus subsiste en Iran. « Si les lions ou les tigres disparaissaient, affirme Anne Schmidt-Küntzel, le genre auquel ils appartiennent, Panthera, aurait encore d’autres représentants : le léopard, le jaguar… Mais le guépard est le seul représentant de son genre, Acinonyx. Ce ne serait pas seulement une espèce qui s’éteindrait mais un genre entier. »