La vidéo est dérangeante : on y voit et entend une longue rangée de poules entravées, accrochées à un mur par les pattes, en flammes. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste franco-algérien Adel Abdessemed, 47 ans, à qui le Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon consacre une exposition, « L’Antidote », depuis le vendredi 9 mars.

Parmi la quarantaine de pièces exposées, une grande partie ont été produites spécialement pour l’exposition. Ce n’est pas le cas de cette vidéo, intitulée Printemps, qui date de 2013 et qui a déjà été exposée (notamment à Doha, au Qatar). Mais dès le lendemain, un jeune visiteur s’indignait sur Twitter de cette vision d’horreur, images à l’appui. Et son post, accompagné d’appels à différentes associations luttant contre la maltraitance animale, a de fait mis le feu aux poudres : visionné 340 000 fois, il a depuis été partagé par plus de 23 000 personnes.

Face à la réaction indignée des internautes et aux multiples demandes d’explication, le MAC Lyon a répondu sur Twitter dès dimanche, avant de se fendre d’un communiqué rédigé en concertation avec l’artiste lundi 12 mars. Le sens de la vidéo y est d’abord défendu : « [C’]est une allégorie de toutes les violences. Notamment celles qui sont infligées aux animaux, ce qu’il ne cesse de dénoncer dans de nombreuses œuvres et dans ses interviews. » Le musée, surtout, insiste sur l’innocuité du gel inflammable utilisé pour réaliser la vidéo : « [Elle] a été réalisée au Maroc avec une équipe de techniciens créateurs d’effets spéciaux pour le cinéma, qui utilisent couramment ce produit pour créer des effets de flammes et d’incendie qui sont sans danger. Adel Abdessemed l’a d’ailleurs auparavant utilisé sur lui-même pour son œuvre Je suis innocent qui le montre en flammes. »

« Dispositif sonore et visuel accentuant la dramatisation »

La question du montage vidéo, enfin, est détaillée : « Les poulets de Printemps (…) n’ont été soumis à cet effet de flammes que pendant trois secondes et sous le contrôle strict des techniciens et de l’artiste pour éviter toute souffrance. Ces trois secondes ont été ensuite montées en boucle dans un dispositif sonore et visuel qui en accentue la dramatisation. »

Et de conclure : « La démarche de l’artiste est bien de dénoncer la violence et la souffrance, mais à l’instar du cinéma et de son usage des effets spéciaux, de ne pas lui-même être acteur de ce qu’il entend dénoncer. » Comme c’est souvent le cas dans les expositions d’Adel Abdessemed (ça l’était pour certaines pièces dans la rétrospective que lui avait consacrée le Centre Pompidou en 2012, « Je suis innocent », lors de laquelle la sculpture montrant le fameux Coup de tête de Zinédine Zidane à Marco Matterazzi avait fait débat), le musée précise que l’œuvre « est montrée dans une salle à part de l’exposition et signalée par un avertissement. Elle peut donc être évitée par toute personne qui ne souhaite pas la voir ».

Précisant que l’exposition est « unanimement saluée par la critique française et étrangère », le musée cite, enfin, un extrait de Les Sans arche d’Adel Abdessemed de l’écrivaine et essayiste Hélène Cixous : « Ce que nous évitons de regarder en face, il le regarde. Après tout, ça le regarde. Ce que nous lui reprochons, c’est de nous montrer ces crimes, ces cruautés, de faire exprès de nous troubler, de nous déranger. De nous mettre en déséquilibre. De nous couper l’appétit. On repousse. On est fâché. On le renvoie. Il nous est étranger. On est offensé. On se sent provoqué. Il nous cherche. Et il nous trouve. Il trouve le point d’irritation assoupi dans notre poitrine et il le réveille. »

« Nous placer devant nos contradictions »

En 2009, un article du Monde intitulé « Cruel, mais pas forcément bête » revenait sur une polémique presque identique concernant l’artiste. Cette fois, dans une série de vidéo intitulée Don’t Trust Me, il filmait des animaux réellement tués à coups de masse dans une ferme au Mexique : un cochon, une chèvre, une brebis, un faon, une vache et un cheval. Elles n’avaient pas suscité de polémique à Grenoble, où elles avaient été montrées, mais cela avait été le cas à San Francisco et à Turin. L’article insistait sur le fait que l’artiste fait réfléchir dans son travail sur ce qu’est l’horreur, qu’il a connue très jeune :

« Je suis d’une génération de crimes » , disait-il au Monde en 2008. Il a quitté son pays, en 1994, après l’assassinat par le groupe islamique armé (GIA) d’Ahmed Asselah, le directeur de l’Ecole des beaux-arts d’Alger. (…)  « L’époque était très sombre », commente Abdessemed (…) « Et je pense que, jusqu’à maintenant, je suis un désespéré. » Mais pas un hypocrite, contrairement à ceux qui tolèrent les abattoirs, mais interdisent qu’on les photographie. La force de son travail, c’est de nous placer devant nos contradictions.